[dropcap]L[/dropcap]e 5 juin 2016, l’électorat suisse votera sur le revenu de base inconditionnel (RBI). Le RBI signifie le paiement d’un certain montant d’argent à toute personne résidant en Suisse, indépendamment du fait de travailler ou non. Cette revendication est souvent soutenue par la gauche. Néanmoins, un tel RBI doit être analysé de manière très critique. (Photo: RTS)

Un revenu de base n’est pas égal à un autre revenu de base. Les perceptions et propositions concernant le RBI sont multiples et varient fortement. Les caractéristiques de différenciation sont : Le montant, le financement, les rapports aux assurances sociales existantes, mais également la question de savoir s’il est effectivement inconditionnel. Quelques conceptions émergent des organisations et intellectuel-le-s de gauche, d’autres plutôt des milieux économiques libéraux qui s’attendent à un État-providence moins bureaucratique et ainsi moins cher. La proposition qui sera votée en Suisse appartient plutôt à la deuxième catégorie – nous y reviendrons. D’un point de vue de gauche, le RBI semble être attirant car il prétend permettre le dépassement de la contrainte de travailler. Puisque que la survie sera garantie, chacune et chacun choisira librement de vouloir aller travailler ou non. Mis à part le débat autour du fait de savoir s’il est vraiment souhaitable, il convient également de s’interroger sur la capacité d’un RBI constitué selon les modèles populaires à atteindre ce but.

Quel RBI désirez-vous ?

Différentes formes du RBI sont actuellement discutées. En Suisse, les montants proposés pour un revenu de base garanti se situent entre 2000 et 3000 francs. Pourtant, ils varient fortement concernant le rapport aux institutions sociales. Ainsi, Peter Streckeisen, sociologue de gauche à l’université de Bâle exige qu’un RBI de 3000 francs ne remplace que l’aide sociale. De l’autre coté, le président du Basic Income Earth Network Suisse (BIEN), Albert Jörimann, propose une somme de seulement 2500 francs qui se substituerait quasiment à l’ensemble des institutions sociales.
Dans les deux modèles, comme dans tous les autres, le montant du RBI diminue au fur et à mesure que le salaire augmente, ce n’est donc pas tout à fait inconditionnel. Par exemple, dans le modèle de Streckeisen, le RBI versé diminue à partir d’un salaire de 2000 francs à 1800 francs. Ainsi, celui qui a un salaire de 2000 francs recevrait seulement 800 francs de plus que celle sans travail (3800 francs en total).
Même si la différence entre les deux modèles n’est « que » de 500 francs, ceux-ci se distinguent massivement. Pour les personnes dépendant d’une rente AVS ou AI, les 2500 francs seraient clairement inférieurs au montant versé actuellement. Même l’aide sociale tourne atour de cette somme. Dans le modèle Streckeisen, celle-ci jouirait d’un soutien financier important. Si la question du montant du RBI est importante, celle de son financement l’est également. Les initiant-e-s semblent préférer y répondre par une hausse de la TVA. Dans le modèle de Jörimann susmentionné, le RBI sera principalement financé par le remplacement des autres institutions sociales, tandis que Streckeisen propose des impôts sur les salaires, bénéfices et épargnes. Ces variantes constituent plus ou moins l’ensemble des possibilités de financement proposées.Certains milieux politiques veulent également profiter du RBI pour redistribuer les fortunes et les salaires. Une hausse de la TVA comme moyen de financement toucherait une grande partie du RBI et du salaire supplémentaire. Finalement, il ne resterait pas beaucoup plus à la grande majorité qu’aujourd’hui. Selon les différents modèles, probablement entre 15 et 30% de la population bénéficierait d’un RBI. Une immense majorité n’aurait cependant guère plus et ce, toutes choses étant égales par ailleurs uniquement.

La critique fondamentale du concept de RBI

Il s’agit d’une illusion de croire que l’introduction d’un RBI ne changerait pas la donne ; mêmes salaires (ou apparemment même des salaires plus élevés), mêmes prix, même taux de chômage, et ainsi de suite. Ce faisant, les attentes par rapport au niveau des salaires sont particulièrement illusoires. On part souvent du principe que les bas salaires augmenteraient à cause de contraintes de travailler moins accentuées, renforçant ainsi le pouvoir de négociation du travailleur. Nonobstant, on oublie complètement que les salaires ne se forment pas uniquement selon l’offre et la demande. Dans le capitalisme, l’extrémité inférieure de l’échelle de salaire penche depuis toujours vers le strict nécessaire de survie dans une société donnée. Ceci ne changerait pas avec un RBI car les employeu-rs-ses devraient payer un salaire moins élevé pour garantir que les employé-e-s puissent reprendre le travail en étant nourri-e-s et reposé-e-s. Beaucoup de personnes iraient probablement travailler pour un salaire de 1000 francs, puisque cela entraînerait une amélioration importante du standard de vie. Même si beaucoup des concernés avaient un peu plus qu’aujourd’hui, l’augmentation des prix et des loyers s’ajusterait en grande partie au RBI. De plus, celles et ceux qui n’iront pas travailler, seraient exclu-e-s de la vie sociale très chère. Cela constituerait donc un individualiste non communautaire. Au final, le RBI serait surtout une subvention massive de la part entreprises. Leurs coûts salariaux pourraient être diminués, ce qui ne serait certainement pas compensé par une diminution des prix, comme leur comportement après les baisses des taux de change le démontre clairement. L’introduction du RBI offrirait aux entreprises des profits supplémentaires énormes, financés de manière collective.
Un autre problème est de savoir qui exactement recevra un RBI. Tout le monde ? Seules les personnes de nationalité suisse ? Ou encore faut-il avoir vécu un certain nombre d’années en Suisse ? A première vue, la condition (« RB inconditionnel ») d’un RBI après cinq ans en Suisse paraît être réaliste. Cependant, en Suisse vivent 650’000 personnes qui ne remplissent pas ce critère. Pour ces derniers, les aides sociales remplacées par le RBI ne seront plus accessibles. Il s’agit néanmoins exactement de cette couche sociale qui travaille pour les salaires minimaux et qui aurait ainsi le plus besoin d’un RBI. Ne jouissant pas de cette soi-disant subvention salariale, ces personnes seraient davantage précarisées. Déjà maintenant, on peut prédire qu’elles seront d’autant plus obligées d’exercer les travaux les moins biens vus et les plus exploiteurs. De plus, l’expulsion de ces personnes juste avant de recevoir le RBI n’est pas un scénario si improbable puisque ce serait perçu comme étant dans l’intérêt des employé-e-s. Le clivage entre les Suisses et les migrants au sein de la société suisse serait davantage consolidé.

Travail et socialisme

Nous devrions également nous poser la question de savoir dans quelle mesure un RBI serait souhaitable d’un point de vue socialiste. En tant que socialistes, nous ne partageons pas du tout l’idée postmoderniste que le travail humain est de moins en moins demandé et que beaucoup de personnes n’auront plus de place sur le marché de travail. Il s’agit d’une idée fondamentalement fausse et même cynique. Fausse puisque cette hypothèse se limite uniquement aux pays riches occidentaux alors qu’une grande partie de la production est déplacée depuis des décennies dans d’autres pays. Cynique car on suppose que la majorité de la population mondiale continuera à vivre à leur niveau de vie misérable. Afin de pouvoir garantir une vie digne à tout le monde, on a besoin de la force de travail de chaque personne sur Terre. Pour ce faire, il faut également de la technique avancée, ce qui n’est souvent pas le cas. Un des plus grands crimes du capitalisme c’est qu’une grande partie de la population mondiale travaille – à cause de l’emploi d’une technologie complètement arriérée – de manière totalement inefficace puisqu’il est souvent plus profitable de faire travailler des personnes avec des outils relativement primitifs en leur payant un salaire misérable. La plupart des travaux désagréables pourraient être évités par du travail employant de la technologie à la hauteur des possibilités techniques.Notre objectif n’est pas de libérer la grande majorité du travail car le travail n’est rien d’autre que la façon dont nous créons notre base de vie, donc rien de détestable. Afin de pouvoir travailler dans des conditions dignes, il faut d’un coté les richesses qui sont actuellement accumulées dans les mains de quelques personnes privées et de l’autre coté la réorganisation de de l’ensemble de l’économie. Notre objectif devrait être de contrôler et de planifier démocratiquement l’économie – dont le travail – pour l’arracher des mains des possédant-e-s et de leur avidité pour profit. Donc, arrêter l’exploitation de la grande majorité par une petite classe de privilégié-e-s à travers le travail salarié.Les modèles de RBI venant de la gauche abordent les problèmes de nos jours de façon erronée. Ils veulent apparemment créer une société sociale et juste sans s’attaquer aux rapports de force actuels ni à la propriété de l’économie par une une minorité. Il s’agit d’une illusion de penser que les possédant-e-s permettraient une application progressive du RBI, particulièrement au vu du contexte de la crise actuelle. Les salarié-e-s devraient plutôt utiliser leur force pour réussir à soumettre l’économie au contrôle démocratique de la majorité. Ainsi, bons salaires, bonnes conditions de vie et également diminutions substantielles de la durée de travail seraient enfin réalisables.

Retournons à la question sur l’initiative

Même si notre critique concernant un RBI est de nature fondamentale, il convient d’analyser concrètement les concepts, là-encore grand problème de l’initiative. En fait, dans le texte de l’initiative, tout est sujet à interprétation du fait de son imprécision. On dit uniquement que « Le revenu de base doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique ». L’interprétation demeure donc totalement ouverte. Le montant, le financement, ainsi que le rapport aux institutions sociales ne sont pas clarifiés. Ainsi, le parlement dominé par les partis bourgeois serait libre de mettre en place l’initiative selon ses intérêts. Ceci est équivalent à une attaque générale à toutes les autres institutions sociales. Les effets seraient majoritairement négatifs pour la majorité des travailleuses et travailleurs. Par conséquent, il serait fortement erroné de soutenir cette initiative. L’argumentation de certains partisans de gauche, à savoir qu’une alternative au capitalisme puisse être présentée à de larges couches de la population, est fausse. La grande majorité des salarié-e-s, déçus du manque d’analyse de la gauche, se détourneraient d’elle. Et ils n’auraient pas tort car ils savent que leur travail est précieux. Plutôt que de se lancer dans une initiative dans le but de parler en surface d’un problème, il aurait été plus pertinent de s’attaquer au cœur même du problème. L’argument sur la capacité de l’initiative d’« ouvrir le débat » sur le salariat n’est ainsi pas sensé si le débat n’est pas mené sur la base d’analyses profondes ! Il est difficile de croire que certaines parties de la gauche se lancent une fois de plus dans un grand combat inutile qui constitue du suicide propagandiste. Nous devrions plutôt lutter pour une assurance générale du revenu (AGR), pour un bon système de bourses d’études et pour de bonnes pensions. Mais avant tout, nous devons mettre un pied dans les entreprises afin de pouvoir diffuser les idées socialistes parmi les salarié-e-s. Car si nous atteignions cet objectif, nous pourrions nous attaquer aux véritables causes qui font que certains voient dans la pseudo-solution qu’est le RBI une porte de sortie des contradictions du capitalisme.

(Article en allemand publié en Mai 2015)