[dropcap]7[/dropcap] Octobre 2017 : aux cris de « prenons la ville », plus de 3000 personnes défilent dans les rues de Genève pour lutter pour le droit à la ville. Le but : dénoncer la crise immobilière qui sévit au bout du lac comme dans de nombreuses villes du monde. On assiste encore une fois à l’expression du mécontentement face à la crise du logement, crise intimement liée au capitalisme. Une analyse marxiste s’impose.

Il est vrai que la situation genevoise est préoccupante. Les immeubles des rives du lac atteignent des prix exorbitants que seules les banques, assurances et autres milliardaires peuvent se payer. Quand on parle de crise immobilière, on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre Rue du Rhône qui relie la place Bel-Air au quartier des Eaux-Vives, rue aussi connue des genevois comme celle où une simple paire de chaussette coûte un mois de salaire. A la Rue du Rhône, le prix du mètre carré s’élève jusqu’à 30’000 francs suisses, ce qui lui permet de rivaliser avec la 5ème avenue de New York ou encore avec la New Bond Street à Londres selon une étude de la RTS.

On observe un véritable phénomène de gentrification de la ville, où les quartiers auparavant populaires du centre voient leurs valeurs foncières exploser, et par conséquent, leur population changer, les prolétaires et petits-bourgeois étant remplacés par des appartements vacant, achetés pour des raisons spéculatoires. Cette tendance est très claire dès que l’on étudie les statistiques du logement. Selon les chiffres officiels du Canton, 50% de l’immobilier vacant se trouve en Ville de Genève et 70% de celui-ci est composé de bureau. Cela montre bien que les gens sont obligés de quitter le centre et que les promoteurs sont bien incapables de construire ce qui est nécessaire à la communauté.

Le plus grave réside dans le fait qu’il en résulte une incroyable inégalité en matière de logement. Alors que des familles entières se pressent dans des 3 pièces en banlieue (La moyenne de pièces par logement est toujours en dessous de 4), des domaines immenses du bord du lac sont habitées 3 semaines par année. Alors que certains vivent dans le bruit, des immeubles parfaitement insonorisés du centre-ville abritent des bureaux à moitié vide. Il s’agit d’un phénomène international qui prend dans les grandes métropoles asiatiques et africaines des ampleurs encore beaucoup plus graves. Les bidonvilles de Lagos et Dacca n’ont rien à envier aux Slums de Manchester et aux Faubourgs de Paris du 19ème siècle.

Et cette tendance mondiale n’a pas commencé hier mais existe depuis très longtemps. Friedrich Engels, grand ami de Karl Marx, l’a étudié dans son ouvrage « La question du Logement » de 1872, dans lequel il définit la crise du logement comme le fait que toutes les classes opprimées de toutes les époques ont été mal logées.

Racines dans la révolution industrielle

Pour comprendre l’évolution de la crise du logement, revenons à l’époque médiévale. Les serfs , étaient tous attachés à la terre qu’ils cultivaient. Il était très rare que quelqu’un se déplace durablement. On naissait, vivait et mourait au même endroit, de génération en génération, sous la protection d’un seigneur. Ainsi, bien que les conditions de vie soient exécrables, la question du logement ne se posait pas vraiment.

Avec l’avènement du capitalisme, la situation des classes oppressées change. Les nouvelles villes industrielles grandissent à vue d’œil, gonflées par les nouveaux arrivants. Dans ces conditions, la demande en logements était énorme. Faute de capital – trait fondamental de la classe prolétaire – les plus pauvres vivaient serrés dans des bâtisses insalubres et croulante aux loyers prohibitifs.

Face à cette situation, plusieurs solutions, déjà à l’époque, furent avancées. Proudhon, philosophe français du 19ème, fut le premier à s’emparer du problème. Il a constaté que le loyer est une injustice, car au fil du temps le locataire paye plusieurs fois le prix de son logement, le montant du loyer dépassant largement celui de la construction. Proudhon préconisait donc qu’une fois le logement remboursé, le loyer cesse d’être versé et que le prolétaire devienne propriétaire de son logement. Mais ce que Proudhon n’avait pas prévu était le fait que du coup, le loyer n’étant plus à payer, les salaires seraient libres de baisser.

En effet, le salaire n’est finalement que le montant nécessaire à l’ouvrier pour reproduire sa force de travail, c’est-à-dire pour survivre, et dans la survie se trouve la nécessité de se loger. Sans cette dernière, la survie coûte moins cher et les salaires baissent. Ainsi, la situation des ouvriers ne serait pas meilleure.

L’urbanisation “Haussmannienne”, une solution bien bourgeoise

Du côté de la bourgeoisie, Sax, un bourgeois anglais cité par Engels, préconisait lui d’améliorer les conditions de vie des classes laborieuses afin « de les élever vers les sommets purifiés du bien-être matériel et spirituel »… Mais pour ce qui est des moyens effectifs, la bourgeoisie ne trouva rien d’autre que l’urbanisation Haussmannienne, qui consiste en la réhabilitation des quartiers prolétaires des centres-villes en nouvelles constructions salubres. On peut prendre l’exemple de Paris du Second Empire, où l’urbaniste Haussmann fit construire des grandes avenues bordées de luxueuses demeures et de grands magasins directement au travers des quartiers prolétaires. Les bourgeois se félicitèrent de leur idée. Mais comme souvent, les solutions des capitalistes n’arrivèrent pas à régler le problème à long terme. Alors que les centres-villes voyaient leurs loyers augmenter, les ouvriers, incapables de les payer, se déplaçaient dans les faubourgs dans des conditions aussi mauvaises qu’auparavant mais où ils étaient hors de la vue des bourgeois, qui pensaient alors le problème résolu.

Contrairement aux bourgeois, les marxistes voient dans la crise du logement une des nombreuses conséquences du mode de production capitaliste. Comme le dit Engels, la crise du logement est « une institution nécessaire » du capitalisme : du fait que les propriétaires des moyens de productions se doivent de presser au maximum les prolétaires pour faire du profit. Dans le cas du logement, la ponction d’un loyer mensuel sur le prolétaire n’est qu’une manière parmi d’autres de prélever la plus-value qu’il crée en travaillant. En effet, c’est ainsi que le capitaliste fait du profit, par ce que les marxistes appellent la plus-value. Si le capitaliste rendait la totalité de la valeur de sa production à l’ouvrier, il n’aurait rien pour vivre puisqu’il ne produit rien lui-même. Le propriétaire du moyen de production prend la plus-value par le salaire, le propriétaire du logement par le loyer. La question du logement est inséparablement liée au fonctionnement de l’exploitation capitaliste.

Des bourgeois incapables de régler la crise

La position des bourgeois, en particulier celles des propriétaires de logements, est tout à fait hypocrite. En effet, la crise du logement leur est bien pratique pour faire pression sur leurs locataires. De plus, il faut soulever la question du financement de la construction des logements. Pour bâtir un immeuble d’habitation, un capitaliste doit emprunter de l’argent qu’il lui faudra rembourser avec des intérêts. Comment les rembourse-t-il ? Il ne lui reste qu’à répercuter le règlement des intérêts sur les locataires. Ainsi, systématiquement, le propriétaire, même s’il le voulait, ne le pourrait pas car il ne possède pas complètement son immeuble et un défaut de paiement signifierait l’expulsion des locataires.

Toutes ces constatations font dire à Engels que, si un bourgeois seul veut résoudre la crise du logement, la bourgeoisie et ses Etats ne le veut pas et encore moins le peut. Pour améliorer la situation, il faudrait contrôler le prix, la structure, la distribution, la construction, etc. des logements. Mais comment contrôler ce que l’on ne possède pas ? Seul un changement des bases matérielles de la propriété et de la production pourrait mettre fin à cette crise.

Le temps passant, on assiste à l’apparition d’un nouveau phénomène, accompagnant l’essor de l’économie financière et accentuant la crise du logement, principalement dans les pays occidentaux : la spéculation immobilière. Aujourd’hui c’est ce mécanisme qui, comme une onde de choc, expulse les locataires de plus en plus loin des centres. L’achat de logements pour spéculer, non content de faire globalement augmenter les prix, vide des appartements au centre-ville alors que des familles en auraient besoin pour se loger. Aujourd’hui, seul 18% des ménages genevois sont propriétaires de leurs logements, ce qui montre bien l’ampleur de la spéculation.

Et l’analyse marxiste appliquée à Genève ?

Pour terminer revenons au bout du lac. Pendant la révolution industrielle, les bords du Rhône au Seujet étaient habités par les ouvriers du textile. Ensuite, comme le souhaitait Sax, les bourgeois de Genève ont voulu assainir le Centre-Ville. Les taudis ouvriers furent remplacés par de beaux immeubles et les ouvriers partirent à l’extérieur. Aujourd’hui, les quartiers populaires voient, comme par exemple aux Charmilles, la construction de lofts trop chers pour les habitants du lieu, des lofts vides, achetés par des fonds de spéculation… Comme à l’époque de Sax, la volonté de rénovation des immeubles peut sembler louable, mais elle s’accompagne invariablement de d’augmentations de loyer de d’expulsion.

Finalement, la crise du logement n’est qu’une conséquence du mode de production capitaliste, seul son abolition permettra de la résorber. Et lorsque l’on vous dira que le capitalisme a permis une augmentation de la qualité des logements, rappelez-vous que ces améliorations ont principalement été le résultat de luttes sociales, que sans elle les ouvriers croupiraient encore dans les bidonvilles de Manchester et qu’aujourd’hui, alors que les coûts de constructions dans le canton de Genève ont baissé de 0,7%, les loyers ont augmenté de la même valeur. Il y a assez de place pour tous les refoulé-e-s dans nos villes et une répartition planifiée selon les besoins de chacun est tout à fait possible. A court terme, l’expropriation des logements vides pourrait permettre de les réattribuer à ceux qui en ont vraiment besoin. Ensuite, nous proposons de baser les loyers sur les coûts d’entretien de chaque logement. La spéculation cesserait puisque les prix ne pourraient plus varier artificiellement. Ainsi, il n’y aurait plus de possibilité de faire du profit dans l’immobilier et les capitalistes se désintéresseraient de ce secteur.  A plus long terme, la planification socialiste des constructions et rénovations, qui donnerait la parole à tout le monde, serait plus à même de répondre aux besoins de logements. Laissons toute la population donner son avis sur l’urbanisme et construisons ensemble la ville de demain, une ville qui sera pour la première fois véritablement durable et humaine.

C.T.
JS Genève