[dropcap]V[/dropcap]oici la deuxième partie du texte de Léon Trotsky écrit en 1918 sur les étapes décisives de la révolution russe de 1917.

Chapitre 9 – La Conférence démocratique

La Conférence démocratique, qui fut convoquée vers la mi-septembre par Tseretelli et ses co-partenaires, avait un caractère absolument artificiel : c’était une combinaison des soviets et des organes de l’autonomie, dosée de manière à assurer la prépondérance aux partis modérés. Éphémère produit de la détresse et de la légèreté d’esprit, cette Conférence finit misérablement.

La bourgeoisie censitaire témoigna à la Conférence la plus grande hostilité car elle y voyait une tentative faite pour l’évincer, elle, bourgeoisie, des positions dont l’avait rapprochée la Conférence de Moscou. Le prolétariat révolutionnaire, et les masses des paysans et soldats marchant avec lui, condamnèrent de prime abord la méthode de falsification qui avait présidé à la convocation de la Conférence démocratique.

L’objet immédiat des modérés était de constituer un ministère « responsable ». Mais là encore ils échouèrent. Kérensky ne voulut pas entendre parler de responsabilité, et il ne l’admettait pas, car elle n’était pas admise par la bourgeoisie, qui était son point d’appui. Mais l’irresponsabilité par rapport aux organes de la soi-disant démocratie équivalait en fait à la responsabilité devant les Cadets et devant les diplomates de l’Entente. Pour le moment, la bourgeoisie s’en contentait.

C’est sur la question de la coalition que se révéla toute l’inconsistance de la Conférence démocratique : le projet de coalition avec la bourgeoisie n’obtint que quelques voix de plus que la tendance contraire; la majorité vota contre une coalition avec les Cadets. Mais, après la retraite des Cadets, il ne restait plus, dans la bourgeoisie, de « contre-agents » sérieux pour une coalition. Tseretelli l’expliqua longuement à la Conférence. C’eût été pis encore, si la Conférence ne l’avait pas compris.

À l’insu de la Conférence, on ne se fit pas scrupule de négocier avec ces Cadets que la Conférence venait de rejeter; et l’on décida que les Cadets ne figureraient plus comme Cadets, mais comme… « travailleurs sociaux »! Pressée de droite et de gauche, la petite bourgeoisie démocrate « avala » tout, et démontra ainsi sa complète insignifiance politique.

Du sein de la Conférence démocratique fut élu un Conseil qui devait être complété par des représentants des éléments censitaires; ce « préparlement » devait remplir l’intervalle qui existerait jusqu’à la convocation de la Constituante. Contrairement au plan primitif de Tseretelli, mais en complet accord avec les plans de la bourgeoisie, le nouveau ministère de coalition garda, par rapport, au préparlement, son indépendance officielle.

Tout cela donnait l’impression d’une misérable et impuissante élucubration de chancellerie, équivalant à la complète capitulation de la petite bourgeoisie démocrate devant le libéralisme censitaire, ce libéralisme qui, un mois plus tôt, avait publiquement soutenu l’assaut de Kornilov contre la révolution.

De la sorte, tout concourait au rétablissement et à la stabilisation de la coalition avec la grande bourgeoisie libérale. Il ne pouvait plus y avoir de doute sur le fait que, absolument indépendante de la composition de la Constituante, l’autorité gouvernementale se trouverait artificiellement dans les mains de la grande bourgeoisie, car les partis du juste milieu, en dépit de la prépondérance que leur assuraient les masses populaires, en revenaient toujours à l’idée de la coalition avec les Cadets; ils considéraient comme impossible la formation d’un gouvernement où n’entrerait pas la grande bourgeoisie.

Les masses populaires manifestaient la plus grande hostilité au parti de Milioukov. Dans toutes les élections, pendant toute la période révolutionnaire, les Cadets échouèrent impitoyablement, et néanmoins les partis – socialistes-révolutionnaires et menchéviks– qui, lors du scrutin, avaient remporté la victoire sur les Cadets, aussitôt après le vote, assignaient à ces Cadets une place d’honneur dans le gouvernement de coalition. Il est compréhensible que les masses populaires se soient aperçues de plus en plus que les partis du juste milieu ne jouaient, à proprement parler, auprès de la grande bourgeoisie libérale, que le rôle de commis.

Chapitre 10 – Les difficultés au front et à l’intérieur

Cependant, la situation intérieure devenait toujours plus compliquée et plus difficile. La guerre traînait en longueur : sans but, sans signification et sans perspective d’issue favorable. Ce gouvernement ne faisait rien pour sortir du cercle maudit.

C’est alors que fut formé le plan ridicule d’envoyer à Paris le menchévik Skobelev, pour agir sur les impérialistes de l’Entente. Mais aucun homme de bon sens n’attribuait à ce plan une portée sérieuse. Kornilov avait cédé Riga aux Allemands pour terroriser l’opinion publique et, sous l’effet de cette impression, raffermir dans l’armée la discipline du knout.

Petrograd était menacé; mais les éléments bourgeois envisageaient le péril avec une joie maligne bien visible. L’ancien président de la Douma, M. Rodzianko, déclarait ouvertement que la prise par les Allemands d’un centre de corruption comme Petrograd ne serait pas un grand malheur. Il citait l’exemple de Riga, où, après l’entrée des Allemands, le soviet avait été aboli et où l’ordre avait été rétabli par la main des policiers de l’ancien régime.
« La flotte de la Baltique est perdue; mais cette flotte est gangrenée par la propagande révolutionnaire; par conséquent, la perte de la flotte n’est pas tellement à plaindre! » Ce cynisme de grand seigneur bavard exprimait les secrètes pensées des sphères bourgeoises. La prise de Petrograd par les Allemands est loin, en effet, de signifier sa perte. Après la paix, on récupérerait Petrograd, mais purifié par le militarisme allemand. Pendant ce temps, la révolution aurait perdu sa capitale, et on en viendrait plus facilement à bout.

Le gouvernement de Kérensky ne pensait pas à défendre sérieusement la ville. Au contraire, on préparait l’opinion publique à une capitulation éventuelle. Les institutions gouvernementales étaient déjà évacuées de Petrograd sur Moscou et sur d’autres villes.

C’est dans cette situation que se réunit la section des soldats du Soviet de Petrograd. L’état des esprits était tendu et inquiet. « Le gouvernement est-il incapable de défendre Petrograd? Alors, qu’on fasse la paix! Et, s’il ne peut pas faire la paix, qu’il aille au diable! »

Cette façon de poser la question exprimait l’opinion de la section des soldats. C’était déjà l’aurore de la révolution d’Octobre.

Au front, la situation empirait chaque jour. Le froid automne approchait, avec ses plus et ses boues. Un quatrième hiver de guerre était imminent. La nourriture devenait de jour en jour plus mauvaise. L’arrière avait oublié le front; il n’y avait, pour les régiments, ni relèves, ni renforts, ni les vêlements chauds qu’il aurait fallu. Les désertions se multipliaient de plus en plus.

Les vieux comités de soldats, qui avaient été élus dans la première période de la révolution, restaient en fonctions et soutenaient la politique de Kérensky. Aucune réélection n’était autorisée. Entre les comités et la masse des soldats se creusait un précipice. Les soldats finirent par n’avoir plus que de la haine pour les comités.

Toujours plus fréquemment venaient à Petrograd des mandataires des tranchées, et ils posaient toujours dans les séances du Soviet de Petrograd la même insistante question : que doit-on faire? Par qui et comment doit se terminer la guerre ? Pourquoi le Soviet de Petrograd se confine-t-il dans le silence?

Chapitre 11 – La lutte inévitable pour le pouvoir

Mais le Soviet de Petrograd ne restait pas silencieux. Il réclamait la remise immédiate aux soviets de tout le pouvoir central et local, et la remise immédiate de la terre aux paysans; il réclamait le contrôle de la production par les ouvriers et l’engagement immédiat de pourparlers de paix.

Tant que nous fûmes parti d’opposition, notre mot d’ordre était : tout le pouvoir aux soviets, mot d’ordre de propagande. Mais, dès que nous eûmes la majorité dans tous les principaux soviets, ce mot d’ordre nous imposait l’obligation de commencer la lutte directe et immédiate pour le pouvoir.

Dans les campagnes, la situation était extrêmement confuse et compliquée. La révolution avait promis aux paysans des domaines, mais en même temps les partis dirigeants exigeaient que les paysans ne touchent pas à ces domaines avant la réunion de la Constituante. D’abord, le paysan attendit patiemment; mais, lorsqu’il commença à perdre patience, le ministère de coalition prit contre lui des mesures de violence.

Cependant l’Assemblée constituante était sans cesse ajournée. La grande bourgeoisie ne voulait convoquer la Constituante qu’après la conclusion de la paix. Les masses paysannes perdaient de plus en plus patience. Ce que, tout au début de la révolution, nous avions prédit commença à se réaliser : les paysans s’attribuèrent les terres de leur propre chef. Les représailles de la part du gouvernement furent renforcées l’un après l’autre, les comités révolutionnaires de paysans furent arrêtés. Dans quelques districts, Kérensky avait proclamé l’état de guerre.

Les députations rurales affluaient vers le Soviet de Petrograd. Elles se plaignaient que les paysans fussent arrêtés, lorsque, en accord avec le programme du Soviet de Petrograd, ils transféraient les domaines terriens aux mains des comités de paysans. Les paysans comptaient sur notre protection. Nous leur répondions que nous ne pourrions les protéger que si nous étions au pouvoir. La conclusion était que, si les soviets ne voulaient pas se transformer en simples parlottes, ils devaient s’emparer de la puissance gouvernementale.

C’est folie, à un mois et demi ou deux de la réunion de la Constituante, que de lutter pour assurer le pouvoir aux soviets, nous disaient nos voisins de droite. Mais nous n’étions nullement contaminés par ce fétichisme de la Constituante. D’autant plus que nous n’avions aucune garantie qu’elle serait réellement convoquée.

La désagrégation de l’armée, les désertions en masse, les malheurs alimentaires, les révoltes agraires, tout cela avait créé une situation peu favorable pour les élections à la Constituante. La cession éventuelle de Petrograd aux Allemands menaçait, d’ailleurs, de rayer des questions à l’ordre du jour celle des élections. Et puis, même si l’Assemblée constituante s’était réunie sous l’autorité des vieux partis, d’après les vieilles listes électorales, elle ne serait devenue qu’un masque et un moyen de justification pour le gouvernement de coalition. Ni les socialistes-révolutionnaires, ni les menchéviks n’étaient en état, sans la grande bourgeoisie, de prendre en main le pouvoir.

La classe révolutionnaire seule était appelée à briser le cercle fatal dans lequel, pour sa perte, la révolution restait confinée. Il s’agissait d’arracher le pouvoir aux éléments qui, directement ou indirectement, n’étaient que les serviteurs de la grande bourgeoisie et qui usaient de l’appareil gouvernemental comme d’un moyen d’obstruction contre les exigences révolutionnaires du peuple.

Chapitre 12 – La campagne pour le Congrès des soviets

La puissance gouvernementale aux soviets! s’écriait notre parti. Dans la période précédente, cette parole, traduite dans la langue du parti, signifiait le pouvoir aux socialistes-révolutionnaires et aux menchéviks, par opposition à la coalition avec la grande bourgeoisie libérale. Mais, maintenant, en octobre 1917, cette parole signifiait la remise de tout le pouvoir au prolétariat révolutionnaire, à la tête duquel, à cette époque, était le parti des bolchéviks. Il s’agissait donc de la dictature de la classe ouvrière, laquelle menait, ou, plus exactement, était en mesure de mener derrière elle les millions et les millions d’hommes constituant les masses compactes du prolétariat rural. Voilà toute la signification historique de la révolution d’Octobre.

Tout aiguillait le parti vers cette voie. Depuis les premiers jours de la révolution, nous prêchions la nécessité et l’inévitabilité de la remise du pouvoir aux soviets. Après de durs combats intérieurs, la plupart des soviets s’étaient approprié cette revendication, et s’étaient rangés à notre point de vue.

Nous nous mîmes à préparer le deuxième Congrès panrusse des soviets, où nous escomptions la victoire absolue de notre parti. Le Comité exécutif central dirigé par Dan (Tchkéidzé, toujours prudent, était parti au bon moment pour le Caucase), travaillait, par tous les moyens, à empêcher la convocation du Congrès des soviets. Après beaucoup de peine, nous finîmes par obtenir, en nous appuyant sur la fraction soviétique de la Conférence démocratique, la fixation de la réunion du Congrès : ce fut pour le 25 octobre. Cette date revêtit, pour l’avenir de la Russie, la plus haute importance.

Au préalable nous avions convoqué à Petrograd le Congrès des soviets de la région du Nord, y compris la flotte de la mer Baltique et la ville de Moscou. Ce Congrès nous donna une majorité stable; nous nous assurâmes une certaine « couverture » à droite sous les auspices de la fraction des socialistes-révolutionnaires de gauche, et nous posâmes ainsi méthodiquement la première pierre de cet édifice de reconstruction qui devait être le mouvement révolutionnaire d’Octobre.

Chapitre 13 – Le conflit de la garnison de Petrograd

Mais déjà, bien plus tôt – avant le Congrès de la région du Nord – s’était produit un événement qui devait avoir dans le développement de la lutte politique un rôle de premier plan. Au début d’octobre parut à la séance du Comité exécutif de Petrograd le représentant du soviet existant auprès de l’état-major de l’arrondissement militaire de Petrograd, et il annonça que l’état-major réclamait l’envoi au front des deux tiers de la garnison. Pourquoi ? Pour protéger Petrograd.

Le départ ne devait pas être immédiat, mais il fallait commencer tout de suite les préparatifs. L’état-major demandait au Soviet de Petrograd la ratification de ce projet. Nous dressâmes les oreilles. Fin août, cinq régiments révolutionnaires avaient été déjà, en totalité ou en partie, éloignés de Petrograd. Cela avait eu lieu sur la demande de Kornilov, à cette époque chef d’état-major, qui précisément dans ce temps-là armait contre Petrograd la division du Caucase pour en finir une bonne fois avec la capitale de la révolution!

Nous avions déjà ainsi l’expérience de ces déplacements de troupes purement politiques, effectués sous le prétexte d’opérations militaires. Je dirai dès maintenant que, après la révolution d’Octobre, des documents qu’on a trouvés ont montré clairement que le projet d’éloignement de la garnison de Petrograd n’avait rien à voir avec des raisons militaires, et qu’il avait été imposé malgré lui au commandant en chef Doukhonine, – et cela par nul autre que Kérensky, qui cherchait ainsi à débarrasser la capitale des soldats les plus révolutionnaires, c’est-à-dire de ceux qui lui étaient le plus hostiles.

Mais alors, au début d’octobre, nos suspicions déchaînèrent d’abord une tempête d’indignation patriotique. L’état-major insistait. Kérensky ne voulait pas attendre, le sol brûlait sous ses pieds. Notre réponse ne tarda pas longtemps. La capitale était, décidément, en péril, et devant nous la question de la défense de Petrograd se dressait avec toute son importance formidable. Mais, après l’affaire Kornilov, après les paroles de Rodzianko proclamant les bienfaits d’une occupation allemande, qu’est-ce qui, après tout cela, nous garantissait que Petrograd ne serait pas livré exprès aux Allemands, pour le punir de son esprit révolutionnaire ?

Le Comité exécutif refusa d’accepter en aveugle l’ordre d’éloignement des deux tiers de la garnison. Nous devons d’abord, dîmes-nous, examiner si cet ordre est réellement dicté par des considérations militaires, et pour cela il faut créer un organe d’examen. C’est ainsi que naquit l’idée de créer à côté de la section des soldats du soviet, c’est-à-dire de la représentation politique de la garnison, un organe purement technique sous forme de comité militaire révolutionnaire, organe qui acquit par la suite tant de puissance et qui devint en fait l’instrument de la révolution d’Octobre.

Il est indéniable que, à ce moment-là, lorsque nous mettions au premier plan l’idée de création d’un tel organe – organe devant concentrer en lui-même tous les fils de la direction purement militaire de la garnison de Petrograd– nous avions parfaitement conscience qu’un pareil organe pouvait devenir un instrument révolutionnaire inestimable. C’était l’époque où nous marchions déjà ouvertement vers la révolution et où nous la préparions systématiquement.

Le 25 octobre, nous l’avons dit, devait se réunir le Congrès panrusse des soviets. Il n’était pas douteux que le Congrès serait pour la remise du pouvoir aux soviets. Mais une décision de ce genre devait être réalisée sans délai, sinon ce ne serait plus qu’une démonstration politique dépourvue de toute dignité. La logique des choses voulait que nous déclenchions le mouvement le jour même du 25 octobre. Toute la presse bourgeoise comprenait l’affaire exactement de cette façon.

Mais le sort du Congrès dépendait en première ligne de la garnison de Petrograd : celle-ci permettrait-elle à Kérensky de cerner le Congrès des soviets et, à l’aide de quelques centaines ou de quelques milliers d’élèves-officiers, sous-officiers et caporaux, de le disperser? Déjà la tentative d’éloignement de la garnison ne signifiait-elle pas que le gouvernement voyait que, à la face de tout le pays, nous mobilisions les forces soviétiques pour porter le coup mortel au gouvernement de coalition?

C’est de cette façon que se déroula à Petrograd le conflit soulevé par la question de l’éloignement de la garnison. En premier lieu, cette question intéressait au plus haut point tous les soldats. Mais les ouvriers, eux aussi, manifestaient à ce conflit le plus vif intérêt, car ils craignaient d’être, après le départ de la garnison, égorgés par les élèves-officiers et les cosaques. Le conflit prit de cette façon un caractère d’acuité exceptionnelle et se développa sur un terrain extrêmement défavorable au gouvernement de Kérensky.

Parallèlement à cela se poursuivait la campagne signalée précédemment pour la convocation du Congrès panrusse des soviets; nous proclamions, au nom du Soviet de Petrograd et du Congrès des provinces du Nord, que le deuxième Congrès des soviets devait renverser le gouvernement de Kérensky et devenir le seul maître de la Russie. La révolution était, réellement, déjà en marche. Elle se déployait publiquement, aux yeux de tout le pays.

Au cours du mois d’octobre, la question de la révolution joua un grand rôle dans la vie intérieure de notre parti. Lénine, qui se tenait caché en Finlande, réclamait en d’innombrables lettres, et sans répit, l’adoption d’une tactique plus ferme. Le peuple était en effervescence, et le mécontentement allait grandissant de voir que le parti bolchévique, qui avait la majorité au Congrès de Petrograd, ne tirait aucune conséquence pratique de ses propres maximes de combat.

Le 10 octobre eut lieu une séance secrète du Comité exécutif de notre parti, en présence de Lénine. L’ordre du jour comportait la question du soulèvement révolutionnaire. À l’unanimité des votants, moins deux, fut adoptée la résolution déclarant que l’unique moyen de sauver la révolution et le pays de la débâcle finale était un soulèvement armé tendant à faire passer toute la puissance gouvernementale entre les mains des soviets.

Chapitre 14 – Le Conseil démocratique et le préparlement

Le Conseil démocratique, qui était issu de la Conférence démocratique, hérita de toute l’insuffisance de cette dernière. Les anciens partis soviétiques, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks s’étaient créé dans ce Conseil une majorité artificielle, mais avec ce seul résultat de mieux révéler leur impuissance politique.

À l’insu du soviet, Tseretelli engagea des négociations confuses avec Kérensky et les représentants des « éléments censitaires » (ainsi qu’on commença à dire dans le soviet, pour éviter le mot « outrageant » de bourgeoisie). Le rapport de Tseretelli sur la marche et l’issue des négociations constitua une sorte de discours nécrologique pour toute une période de la révolution.

Il se trouva que, ni Kérensky, ni les éléments censitaires ne voulurent assumer de responsabilité devant la nouvelle institution à demi-représentative. D’autre part, on ne réussit pas à trouver, en dehors du parti Cadet, de personnalités « capables », en matière de questions sociales. Les organisateurs de l’entreprise furent donc obligés sur ces deux points de capituler, et la capitulation fut d’autant plus significative que la Conférence démocratique avait été précisément convoquée pour mettre fin au régime de l’irresponsabilité, et en même temps, par un vote formel, la Conférence repoussa toute coalition avec les Cadets.

Dans les quelques séances du soviet démocratique qui eurent lieu avant la révolution d’Octobre, régnait une atmosphère chargée d’électricité et impropre à tout travail sérieux. Le Conseil ne reflétait pas la marche en avant de la révolution, mais la décadence des partis, qui marquaient le pas derrière la révolution.

Au cours de la Conférence démocratique, je posais déjà au sein de notre fraction la question de savoir si nous ne devions pas quitter la Conférence en faisant claquer les portes et en boycottant le Conseil démocratique. Une action énergique devait montrer aux masses que les modérés avaient acculé la révolution à une impasse. La lutte pour la création d’un gouvernement soviétique ne pouvait être menée que par des moyens révolutionnaires.

Il fallait arracher le pouvoir à ceux qui étaient incapables de ne rien faire de positif et qui, plus ils allaient, et plus ils devenaient incapables de la moindre activité, même négative. Il fallait opposer notre chemin politique – conduisant à la mobilisation de toutes les forces disponibles autour des soviets, du Congrès panrusse des soviets, et finalement à l’action révolutionnaire – au chemin politique des dirigeants, qui aboutissait au préparlement artificiellement constitué et à l’hypothétique Assemblée constituante.

Cela ne pouvait se faire que par une franche rupture avec cette institution mise sur pied par Tseretelli et ses co-partenaires, rupture se produisant à la face du pays tout entier; et, en outre, par la concentration de toute l’énergie et de toutes les forces de la classe ouvrière dans les institutions soviétiques. C’est pour cette raison que je proposai de quitter démonstrativement la salle et de fomenter dans les usines et les régiments une agitation révolutionnaire contre les tentatives faites pour étouffer la volonté révolutionnaire du peuple et pour orienter de nouveau le développement de la révolution vers la conclusion d’un pacte avec la grande bourgeoisie.

C’est aussi dans ce sens que s’exprimait Lénine, dont, quelques jours plus tard, nous reçûmes une lettre. Les chefs du parti, eux, étaient encore irrésolus à cet égard. Les Journées de Juillet avaient laissé une trace profonde dans la conscience de notre parti. La grande masse des ouvriers et des soldats s’était beaucoup plus vite remise de la débâcle de juillet que nombre de nos camarades de premier plan, qui craignaient, dans un élan prématuré des masses, l’échec de la révolution.

Dans la fraction de la Conférence démocratique, ma motion obtint 50 voix, contre 70 autres, qui se prononcèrent en faveur de la participation au Conseil démocratique. Mais les résultats de cette participation aboutirent bientôt à fortifier l’aile gauche du parti. Il ne fut que trop manifeste que les combinaisons, voisines de la tromperie, tendant à assurer aux éléments censitaires la direction ultérieure de la révolution, et le concours des modérés, si discrédités dans les couches inférieures du peuple, ne fourniraient aucun moyen de sortir de l’impasse à laquelle la faiblesse de la petite bourgeoisie démocratique avait acculé la révolution.

À l’époque où le Conseil démocratique, complété par les éléments censitaires, se transforma en préparlement, notre parti était déjà résolu à rompre avec cette institution.

Chapitre 15 – Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks

Restait la question de savoir si les socialistes-révolutionnaires de gauche nous suivraient ou non dans cette voie. Ce groupe était en train de se constituer, mais son allure, mesurée à l’échelle de notre parti, était beaucoup trop lente et trop indécise.

Au début de la révolution, le parti socialiste-révolutionnaire dominait sur tout le terrain de la vie politique. Paysans, soldats, ouvriers même, tout, parmi les masses populaires, votait pour ce parti. Celui-ci ne s’était attendu à rien d’analogue, et plus d’une fois, il semblait qu’il allait être englouti dans les flots de son propre succès.

Après la retraite des groupes des capitalistes purs et des grands propriétaires fonciers, ainsi que des éléments censitaires de la classe cultivée, tout le monde vota pour les socialistes-révolutionnaires. Cela répondait bien au stade initial de la révolution, alors que les frontières des classes n’étaient pas encore nettement tranchées et que le désir de ce qu’on appelait un front révolutionnaire unique trouvait son expression dans le programme confus de parti, qui ralliait sous ses ailes aussi bien l’ouvrier, craignant de s’isoler du milieu paysan, que le paysan, réclamant la terre et la liberté, et que l’intellectuel cherchant à diriger les deux premiers, ainsi que le fonctionnaire, cherchant à s’adapter au nouveau régime.

Lorsque Kérensky, qui, à l’époque du tsarisme, comptait parmi les « troudoviks », fut, après le succès de la révolution, passé au rang des socialistes-révolutionnaires, la popularité de ce parti crût au fur et à mesure des succès du gouvernement de Kérensky. Par pur respect (qui n’était pas toujours purement platonique) pour le ministre de la Guerre, beaucoup de généraux et de colonels s’empressèrent de s’inscrire au parti des anciens terroristes. Les vieux socialistes-révolutionnaires, de trempe vraiment révolutionnaire, commencèrent déjà à considérer avec une certaine inquiétude le nombre, toujours croissant, des « socialistes-révolutionnaires de mars », c’est-à-dire de ces membres du parti qui avaient attendu, pour découvrir en eux l’esprit révolutionnaire, le mois de mars 1917, c’est-à-dire l’époque où la révolution avait déjà renversé l’ancien régime et mis au pouvoir les socialistes-révolutionnaires.

De la sorte, ce parti renfermait, dans le cadre de son amorphisme, non seulement les contradictions internes de la révolution en train de se développer, mais encore les préjugés persistants des masses paysannes, ainsi que la sentimentalité, l’inconstance et les ambitions des classes cultivées. Il était absolument certain que ce parti ne pourrait pas longtemps subsister sous cette forme et, en fait, il manifesta dès le début son impuissance.

Le rôle politique prépondérant appartenait aux menchéviks. Ceux-ci étaient passés par l’école du marxisme et y avaient pris certaines méthodes et habitudes leur permettant de s’orienter assez bien dans la situation politique pour fausser le sens de la lutte des classes en voie de réalisation et pour assurer, dans la mesure compatible avec les circonstances actuelles, l’hégémonie à la grande bourgeoisie libérale. C’était aussi la raison pour laquelle les menchéviks, ces francs défenseurs du droit de la grande bourgeoisie à l’exercice du pouvoir, s’étaient si vite épuisés et, au moment de la révolution d’Octobre, n’étaient pour ainsi dire arrivés à rien du tout.

Les socialistes-révolutionnaires, eux aussi, perdaient de plus en plus leur influence, d’abord parmi les ouvriers, puis dans l’armée, et enfin dans les campagnes. Mais, numériquement parlant, ils étaient encore, au moment de la révolution d’Octobre, un parti très puissant. Toutefois, ce parti était intérieurement rongé par des différences de classes.

Par opposition à l’aile droite qui, dans la personne de ses éléments les plus chauvinistes, comme Avksentiev, Brechko-Brechkovskaïa, Savinkov et autres, était définitivement passée dans le camp de la contre-révolution, il se forma une aile gauche, cherchant à maintenir le contact avec les masses ouvrières. Abstraction faite de ceci que le socialiste-révolutionnaire Avksentiev, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, fit arrêter les comités agraires paysans – c’est-à-dire des comités composés de socialistes-révolutionnaires – pour la solution donnée par eux, de leur propre autorité, à la question agraire, on voit assez l’étendue des « contradictions » existant au sein de ce parti.

Au centre se trouvait le chef traditionnel du parti, M. Tchernov. Écrivain éprouvé, versé dans la littérature socialiste, ayant une grande expérience des luttes des fractions politiques, il restait immuable à la tête de son parti, à une époque où la vie de ce parti se concentrait dans les milieux émigrés à l’étranger.

La révolution, dont la première vague avait, sans distinction de personnes, porté les socialistes-révolutionnaires jusqu’à des hauteurs inouïes, comprit aussi Tchernov dans cette élévation purement automatique, mais le résultat, fut, semble-t-il, de révéler sa complète détresse même au milieu des politiciens dirigeants de la première période.

Les petits moyens puérils qui assuraient à Tchernov la prépondérance parmi les socialistes-révolutionnaires vivant à l’étranger se montrèrent beaucoup trop légers, selon les poids de la balance révolutionnaire. Il se borna à ne point prendre de décisions comportant des responsabilités et, dans tous les cas critiques, à tergiverser, à attendre et à s’abstenir de toute action.

Une tactique de ce genre lui assurait provisoirement une position centrale entre les deux ailes du parti s’écartant toujours davantage l’une de l’autre. Mais, maintenir longtemps l’unité du parti n’était plus possible.

Savinkov, l’ancien terroriste, participait à la conjuration Kornilov, vivait dans une touchante intimité avec les milieux contre-révolutionnaires des officiers de Cosaques et préparait un coup de main contre les ouvriers et soldats de Petrograd, parmi lesquels se trouvaient un assez grand nombre de socialistes-révolutionnaires de gauche.

Savinkov tomba, victime de l’aile gauche; le centre l’avait exclu du parti; mais on n’osait pas lever la main  contre Kérensky. Le préparlement mit en lumière toute la désagrégation du parti : il y avait, en réalité, sous la bannière du même parti, trois groupes indépendants, et encore aucun d’entre eux ne savait ce qu’il voulait. Une prépondérance nominale de ce parti à l’Assemblée constituante n’aurait fait qu’accentuer l’engourdissement politique.

Chapitre 16 – Notre sortie du préparlement. La voix du front

Avant de nous séparer du préparlement où, selon le calcul de Kérensky et de Tseretelli, nous pouvions disposer d’environ 50 sièges, nous nous réunîmes avec le groupe des socialistes-révolutionnaires de gauche, pour délibérer en commun.

Ils refusèrent de nous suivre, sous prétexte qu’ils devaient d’abord prouver par des faits, aux yeux des paysans, toute l’insignifiance du préparlement : « Nous jugeons à propos de vous avertir », déclara l’un des chefs des socialistes-révolutionnaires de gauche ; « si vous voulez vous séparer du préparlement pour descendre aussitôt dans la rue les armes à la main, nous ne marcherons pas avec vous ». La presse bourgeoise et modérée nous accusait de vouloir renverser le préparlement parce que précisément nous cherchions à créer une situation révolutionnaire.

La réunion de notre fraction au préparlement décida de ne pas attendre les socialistes-révolutionnaires de gauche, mais d’agir par nous-mêmes. La déclaration de notre parti lancée du haut de la tribune du préparlement et expliquant pourquoi nous rompions avec cette institution fut accueillie par les groupes de la majorité avec des rugissements de haine impuissante.

Au Soviet de Petrograd, où notre sortie du préparlement fut approuvée par une majorité écrasante, le chef du petit groupe des menchéviks « internationalistes », Martov, nous déclara que notre sortie du « Conseil de la République » (c’était le nom officiel de cette institution provisoire et jouissant de peu de prestige) n’aurait de sens que si nous avions l’intention d’engager immédiatement une offensive ouverte contre le gouvernement. Or, c’était là précisément notre intention. Les avocats de la grande bourgeoisie libérale avaient raison lorsqu’ils nous accusaient de chercher à créer une situation révolutionnaire. Le soulèvement déclaré et la prise directe du pouvoir étaient, à nos yeux, la seule issue possible.

De nouveau, comme dans les Journées de Juillet, on mobilisa contre nous la presse et les autres organes de la soi-disant opinion publique. On alla chercher dans les arsenaux de juillet les armes les plus empoisonnées, qui, après l’affaire Kornilov, y avaient été provisoirement déposées. Ce fut en vain.

Les masses populaires venaient sans cesse vers nous, l’effervescence augmentait d’heure en heure. Des tranchées arrivaient toujours des délégués : « Combien de temps, s’écriaient-ils dans les séances du Soviet de Petrograd, cette situation intolérable va-t-elle encore durer? Les soldats vous disent par notre bouche : si d’ici au 1ernovembre aucun pas décisif n’est entrepris dans la voie des négociations de paix, les tranchées se videront d’elles-mêmes, et toute l’armée se précipitera sur l’intérieur du pays! »

Une telle résolution se propagea, en fait, sur une vaste échelle, le long du front. Parmi les soldats circulaient des feuilles volantes, composées par eux-mêmes dans lesquelles ils étaient invités à ne pas rester dans les tranchées plus longtemps que d’ici aux premières neiges. « Vous nous avez oubliés », criaient les députés des tranchées aux séances du soviet. « Si vous ne trouvez pas le moyen de sortir de la situation, nous viendrons ici nous-mêmes, et nous disperserons nos ennemis à coups de crosse de fusil – mais vous aussi, vous en goûterez. »

Au bout de quelques semaines, le Soviet de Petrograd était devenu le point de ralliement de toute l’armée.

Après les transformations qui s’étaient produites dans ses tendances directrices et après l’élection d’un nouveau bureau, ses résolutions faisaient naître parmi les troupes épuisées et désespérées du front l’espérance que la seule solution possible était celle que proposaient les bolchéviks. À savoir : publication des traités secrets et offre d’un armistice sur tous les fronts. « Vous prétendez que le pouvoir doit passer dans les mains du soviet? Saisissez donc ce pouvoir. Vous avez peur que le front ne vous laisse en panne? Laissez-là ce souci. La grande masse des soldats, avec une majorité formidable, est de votre côté. »

Cependant, le conflit soulevé par la question du départ de la garnison de Petrograd devenait toujours plus aigu. Presque quotidiennement avait lieu une conférence des comités des compagnies, régiments et états-majors de toute la garnison. L’influence de notre parti sur la garnison fut consolidée d’une manière définitive et absolue. Le commandement général de l’arrondissement militaire de Petrograd se trouvait dans un état d’extrême nervosité. Tantôt il essayait de nouer avec nous des relations régulières, et tantôt – excité par les meneurs du Comité exécutif central – il nous menaçait de représailles.

Chapitre 17 – Les commissaires du Comité militaire révolutionnaire

Il a déjà été question du Comité militaire révolutionnaire existant au Soviet de Petrograd, et qui était de facto l’état-major soviétique de la garnison de Petrograd, par opposition à l’état-major de Kérensky.

« Mais l’existence de deux états-majors est inadmissible », nous signifièrent doctrinairement les représentants des partis de conciliation. À quoi nous répliquions : « Est-elle admissible, cette situation dans laquelle la garnison n’a plus confiance dans l’état-major officiel et craint que l’éloignement des soldats de Petrograd ne soit dicté par une nouvelle entreprise contre-révolutionnaire? »

« La création d’un deuxième état-major signifie une insurrection », nous répondait-on du côté de la droite. « Votre Comité militaire révolutionnaire s’occupera beaucoup moins de contrôler les plans d’opération et les mesures de l’autorité militaire que de préparer et d’exécuter un mouvement insurrectionnel contre le gouvernement actuel. »

Cette objection était parfaitement justifiée. Mais c’est précisément pour cela qu’elle n’effrayait personne. La grande majorité du soviet était consciente de la nécessité d’un renversement du gouvernement de coalition. Plus les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires démontraient que le Comité militaire révolutionnaire se transformait véritablement en un organe de révolte, et plus le Soviet de Petrograd mettait d’empressement à soutenir ce nouvel organe de combat.

Le premier acte du Comité militaire révolutionnaire fut de nommer des commissions dans toutes les parties de la garnison de Petrograd et auprès de toutes les institutions importantes de la capitale et des environs.

De tous les côtés on nous informait que le gouvernement ou, pour être plus exact, que les partis gouvernementaux organisaient et armaient énergiquement leurs forces. Dans tous les dépôts d’armes – publics et particuliers – on prenait des fusils, des revolvers, des mitrailleuses et des cartouches, qui servaient à armer les élèves-officiers, les étudiants et la jeunesse bourgeoise en général.

Il fallait donc prendre sans retard des mesures préventives. Dans tous les dépôts d’armes et dans tous les magasins, des commissaires furent institués. Presque sans résistance ils devinrent les maîtres de la situation. Il est vrai que les commandants et les propriétaires des dépôts d’armes prétendirent ne pas reconnaître nos commissaires, mais il suffisait alors de s’adresser au comité des soldats ou au comité des employés de l’établissement, quel qu’il fût, et la résistance était aussitôt brisée. Désormais il ne fut plus délivré d’armes que par ordre de nos commissaires.

Les régiments de la garnison de Petrograd avaient déjà eu autrefois leurs commissaires, mais ceux-ci étaient désignés par le Comité exécutif central. Nous avons déjà dit que, après le Congrès de juin des Soviets et surtout après la manifestation du 18 juin, qui avait mis en lumière la puissance toujours croissante des bolchéviks, le parti de la conciliation avait enlevé au Soviet de Petrograd presque complètement toute espèce d’influence sur la marche des événements dans la capitale de la révolution. La direction de la garnison de Petrograd se concentrait dans les mains du Comité exécutif central.

Il fallait donc imposer partout l’autorité des commissaires du Soviet de Petrograd. Cela fut fait grâce à l’énergique collaboration des masses des soldats. À l’issue des réunions dans lesquels intervenaient des orateurs des divers partis, on voyait les régiments déclarer l’un après l’autre qu’ils ne reconnaissaient plus que les commissaires du Soviet de Petrograd et que, sans leurs instructions, ils de bougeraient pas.

Dans l’établissement de ces commissaires, l’organisation militaire des bolchéviks joua un grand rôle. Avant les Journées de Juillet, cette organisation avait réalisé un énorme travail d’agitation. Le 5 juillet, le bataillon monté sur automobiles, que Kérensky avait fait venir à Petrograd, démolit la villa de la Kezesinska où se trouvait l’organisation militaire de notre parti. La plupart des chefs de notre organisation militaire et beaucoup de ses membres furent arrêtés, les publications furent supprimées et l’imprimerie détruite.

Ce n’est que peu à peu que cette organisation put reconstituer son matériel, mais cette fois tout se fit dans l’ombre. Numériquement parlant, elle ne comprenait qu’une infime partie de la garnison de Petrograd – en tout, une centaine d’hommes. Mais il y avait là beaucoup de têtes résolues appartenant au corps des automobilistes, des soldats absolument dévoués à la révolution et de jeunes officiers; c’étaient pour la plupart des sous-officiers qui, en juillet et en août, avaient fait connaissance avec les prisons de Kérensky. Tous se mirent à la disposition du Comité militaire révolutionnaire; ils furent placés aux postes les plus difficiles et les plus périlleux.

Il n’est certainement pas inutile de faire remarquer que les membres de l’organisation militaire de notre parti accueillirent l’idée d’une révolution immédiate pour octobre avec une extrême réserve et même avec un certain scepticisme. Le caractère spécial de l’organisation et sa qualité d’institution militaire officielle portaient ses chefs à s’exagérer le rôle des moyens purement techniques et matériels nécessaires à la réussite l’insurrection et, à ce point de vue, nous étions décidément les plus faibles. Mais notre force consistait dans l’élan révolutionnaire des masses et dans leur empressement à combattre sous nos drapeaux.

Chapitre 18 – Le flot qui monte

À côté de ce travail d’organisation, il y avait une violente campagne d’agitation. Ce fut une période de réunions continuelles dans les usines, au Cirque moderne et au Cirque Ciniselli, dans les clubs et dans les casernes. L’atmosphère de toutes ces réunions était saturée d’électricité. Toute allusion à une insurrection était accueillie par un tonnerre d’applaudissements et de cris d’enthousiasme.

La presse bourgeoise contribua beaucoup à accentuer l’impression d’inquiétude générale. L’ordre signé par moi et donné à la fabrique de munitions de Sestroretsk de remettre à la garde rouge 5 000 fusils déchaîna dans les milieux bourgeois une panique indescriptible. Partout, dans les paroles et dans les écrits, il n’était question que d’un massacre général qui se préparait. Cela n’empêcha naturellement pas la fabrique d’armes de Sestroretsk de livrer des armes aux gardes rouges. Plus la presse bourgeoise aboyait contre nous et nous calomniait, et plus ardente était la réponse faite par les masses à notre appel.

On se rendait de plus en plus compte dans les deux camps que la crise devait fatalement se dénouer dans le courant des jours qui allaient suivre. La presse socialiste-révolutionnaire et menchévique jetait le cri d’alarme : « La Révolution est dans le plus grand péril! » – « Il se prépare une répétition des Journées de Juillet, mais sur une base plus large et, par suite aussi, avec des conséquences beaucoup plus dangereuses !  »

Gorki prophétisait chaque jour dans sa Novaïa Jirzn la ruine imminente de toute la civilisation. La couleur socialiste déteignait avec une rapidité inconcevable sur le chapeau de la bourgeoisie intellectuelle, au fur et à mesure que s’approchait le régime sévère de la dictature des travailleurs.

En revanche les soldats des régiments même les plus arriérés saluaient avec enthousiasme les commissaires du Comité militaire révolutionnaire. Jusqu’aux contingents cosaques et jusqu’à la minorité socialiste des élèves-officiers qui nous envoyaient des délégués. Dans le cas d’une lutte à main armée ils nous faisaient espérer pour le moins la neutralité de leurs contingents. Le gouvernement de Kérensky ne tenait plus que par un fil.

L’état-major de l’arrondissement militaire entra en pourparlers avec nous, nous proposant un compromis. Pour mesurer la force de résistance de l’ennemi, nous acceptâmes les négociations. Mais l’état-major était nerveux : tantôt il parlait doux et tantôt il menaçait et prétendait même ne pas reconnaître nos commissaires, ce qui, du reste, n’avait pas la moindre influence sur leur manière d’agir.

D’accord avec l’état-major, le Comité exécutif central nomma haut-commissaire pour la circonscription militaire de Petrograd le capitaine d’état-major Malevsky et déclara magnanimement qu’il était disposé à reconnaître nos commissaires– à la condition qu’ils se soumettraient à ce haut-commissaire. Nous repoussâmes cette proposition et les pourparlers furent rompus.

Des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires notables vinrent à nous en médiateurs, cherchant à nous apaiser ou nous couvrant de menaces, et nous prédisant notre ruine et la ruine finale de la révolution.

Chapitre 19 – La journée du Soviet de Petrograd

L’Institut Smolny se trouvait déjà à cette époque dans les mains du Soviet de Petrograd et de notre parti. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires de droite transportèrent le centre de leur activité politique au Palais Marie, où le préparlement, à peine né, était déjà à l’agonie.

Kérensky prononça au préparlement un grand discours dans lequel il cherchait à cacher son impuissance sous les vifs applaudissements des partis bourgeois et derrière un braillement de menaces.

L’état-major fit encore une suprême tentative de résistance. Il envoya à tous les éléments de la garnison une invitation à nommer deux délégués par corps de troupe, afin d’examiner la question de l’éloignement des soldats de la capitale. La délibération était fixée au 22 octobre, à une heure de l’après-midi.

Les régiments nous avertirent aussitôt de cette invitation. Nous convoquâmes par téléphone une réunion de la garnison pour 11 heures du matin. Toutefois, une partie des délégués se rendirent à l’état-major, mais à seule fin de déclarer qu’ils ne feraient rien sans les instructions du Soviet de Petrograd.

La réunion de la garnison manifesta presque unanimement sa fidélité au Comité militaire révolutionnaire. Des objections ne furent faites que par les représentants officiels des anciens partis soviétiques, mais elles ne trouvèrent chez les délégués des régiments aucun écho. Les efforts de l’état-major n’avaient servi qu’à nous montrer d’autant plus clairement que nous marchions sur un terrain solide. Parmi nos plus chauds partisans était le régiment de Volhynie, celui-là même qui, dans la nuit du 4 juillet, avait, musique en tête, quitté le Palais de Tauride pour aller garrotter les bolchéviks.

Nous avons déjà dit que le Comité exécutif central détenait la caisse et les publications du Soviet de Petrograd. Sa tentative de se rendre maître ne fût-ce que d’une seule de ces publications n’avait conduit à rien. Depuis la fin de septembre, nous avions entrepris une série de démarches pour procurer au Soviet de Petrograd un journal indépendant. Mais toutes les imprimeries étaient occupées, et leurs propriétaires, soutenus par le Comité exécutif central, nous boycottaient.

Aussi décidâmes-nous d’organiser la « Journée du Soviet de Petrograd », afin de déployer une agitation grandiose et de recueillir les fonds nécessaires pour créer un journal. Cette journée avait été fixée deux semaines plus tôt au 22 octobre; elle coïncida ainsi avec la date même où l’insurrection devint publiquement discutée.

La presse adverse affirmait avec certitude que le 22 octobre aurait lieu dans les rues de Petrograd un soulèvement armé des bolchéviks. Que cette entreprise ait lieu, nul n’en doutait. On ne s’efforçait plus que d’en deviner la date, et l’on se répandait en conjectures et en prophéties, essayant par ce moyen de nous arracher un démenti ou une confirmation.

Mais le soviet procédait avec calme et sang-froid, sans prêter l’oreille aux vociférations de « l’opinion publique » et de la grande bourgeoisie. Le 22 octobre fut le jour de parade de l’armée prolétarienne. Tout s’y passa excellemment. Malgré tous les avertissements venus de droite et prétendant que le sang coulerait à flots dans les rues, les masses populaires accoururent en foule aux réunions du Soviet de Petrograd.

Toutes les forces oratoires avaient été mises en action. Tous les établissements publics étaient bondés. Les réunions durèrent plusieurs heures sans interruption. Comme orateurs, il y avait des membres de notre parti, des délégués du Congrès des soviets, des représentants du front, des socialistes-révolutionnaires de gauche et des anarchistes. Tous les édifices publics étaient inondés par les vagues d’ouvriers, de soldats et de matelots. Des réunions pareilles, même pendant la révolution, avaient rarement eu lieu à Petrograd.

Une partie importante de la petite bourgeoisie se mit elle aussi en mouvement, excitée plutôt qu’effrayée par les cris, les avertissements et les aboiements de la presse bourgeoise. Des dizaines de milliers d’hommes envahissaient l’édifice de la maison du peuple, tourbillonnaient dans les couloirs et s’entassaient dans les salles archicombles. Autour des piliers de fer s’accrochaient, comme d’énormes pampres, des guirlandes de têtes humaines, de mains et de pieds. L’atmosphère était remplie de cette tension électrique qui distingue tous les moments critiques de la révolution : – « À bas le gouvernement de Kérensky! »
–« À bas la guerre! » – « Tout le pouvoir aux Soviets! »

Devant ces immenses multitudes, nul, parmi les anciens partis soviétiques, n’osait hasarder une seule parole de contradiction. Le Soviet de Petrograd dominait absolument tout. À vrai dire, l’action révolutionnaire était déjà déclenchée. Il ne restait plus qu’à donner à ce fantôme de gouvernement, par la main de l’armée, le coup de grâce.

Chapitre 20 – La conquête des troupes hésitantes

Les plus prudents d’entre nous-mêmes se dirent qu’il y avait encore des corps de troupe qui n’étaient pas pour nous, tels les cosaques, le régiment de cavalerie, le régiment de Semenov, les automobilistes. Nous dépêchâmes vers ces troupes des commissaires et des agitateurs. Leurs comptes rendus étaient tout à fait satisfaisants : l’atmosphère chauffée au rouge communiquait sa température à tous et à chacun, et même les éléments les plus conservateurs de l’armée n’avaient plus le moyen de résister à la tendance générale de la garnison de Petrograd.

J’assistai à une réunion en plein air du régiment de Semenov, qui passait pour le meilleur appui du gouvernement de Kérensky. Il y avait là les orateurs les plus en vue de la droite. Ils se cramponnaient à ce régiment de la Garde, à ce régiment conservateur, comme à la dernière bouée de sauvetage du gouvernement de coalition. Effort inutile. Avec une majorité écrasante, le régiment se prononça pour nous et coupa franchement la parole à ces anciens ministres.

Les groupes qui luttaient encore contre les mots d’ordre du soviet consistaient surtout en officiers, engagés volontaires, intellectuels et semi-intellectuels de la bourgeoisie. Les masses ouvrières et paysannes étaient entièrement nôtres. La démarcation entre les deux camps était établie d’après une ligne de condition sociale nettement déterminée.

La base militaire centrale de Petrograd est la forteresse Pierre-et-Paul. Nous avions mis là comme commandant un jeune sous-lieutenant. Il se trouva qu’il fut à là hauteur de sa tâche et qu’au bout de quelques heures, il domina la situation. Les chefs officiels de la forteresse s’écartèrent et attendirent. Nous considérions maintenant comme élément sûr le bataillon des automobilistes qui, en juillet, avait mis à sac l’organisation militaire de notre parti se trouvant dans le palais de la Kezesinska et qui avait occupé cet édifice.

Le 23 octobre, vers 2 heures de l’après-midi, je me rendis à la forteresse. Les orateurs de la droite se montrèrent extrêmement prudents et réservés; ils éludèrent obstinément toute question relative à la personne de Kérensky, tandis que le nom de Kérensky provoquait, même parmi les soldats, d’inévitables cris de protestation et d’indignation. C’est nous qu’on écouta et qu’on suivit.

Vers 4 heures, les automobilistes tinrent, dans le voisinage, au Cirque moderne, une réunion de leur bataillon. Comme orateur, il y eut notamment le quartier-maître général Paradjelov. Il parla avec une extrême prudence. Le temps était loin où les orateurs officiels et officieux ne parlaient du parti bolchévique que comme d’une bande de traîtres et de vendus au Kaiser allemand.

Le chef intérimaire de l’état-major de l’armée vînt à moi et me dit : « Allons, je vous en prie, il faut que nous parvenions à un accord. » Mais il était déjà trop tard. Après la discussion, le bataillon se déclara, à l’unanimité moins 30 voix, pour la remise du pouvoir aux soviets.

Chapitre 21 – Le commencement de l’insurrection

Le gouvernement de Kérensky ne savait plus où donner de la tête. Du front on appela deux nouveaux bataillons d’automobilistes et la batterie antiaérienne; on essaya aussi de faire venir les corps de cavalerie… Chemin faisant, les automobilistes envoyèrent au Soviet de Petrograd un télégramme ainsi conçu : « On nous dirige sur Petrograd, nous ne savons pas pourquoi, prière de nous renseigner. »

Nous leur répondîmes de s’arrêter et d’envoyer une délégation à Petrograd. Les délégués arrivèrent et nous déclarèrent dans les séances du soviet que le bataillon était tout entier pour nous. Cela déchaîna un ouragan d’enthousiasme. Le bataillon fut invité à venir aussitôt dans la capitale.

Le nombre des délégués du front augmentait chaque jour. Ils venaient nous voir, nous demandaient des renseignements sur la situation, se faisaient donner par nous des documents de propagande et retournaient au front, pour y répandre la nouvelle que le Soviet de Petrograd luttait pour un gouvernement constitué par les ouvriers, les soldats et les paysans.

« Les tranchées vous soutiendront », nous disaient-ils.

Les vieux comités des armées qui, pendant les quatre ou cinq derniers mois n’avaient subi aucune réélection, nous envoyaient des dépêches pleines de menaces, mais qui n’effrayaient personne : nous savions que ces comités étaient pour le moins aussi étrangers aux masses des soldats que le Comité exécutif central l’était aux soviets locaux.

Le Comité militaire révolutionnaire plaça des commissaires dans toutes les gares. Ceux-ci surveillaient avec soin l’arrivée et le départ des trains et, en particulier, les mouvements de troupes. Des communications permanentes, par téléphone et par automobile, furent établies avec les villes voisines et avec leurs garnisons. Tous les soviets des environs de Petrograd furent invités à s’assurer que n’entre dans la capitale aucune troupe contre-révolutionnaire, ou, pour être plus exact, aucune troupe trompée par le gouvernement.

Le personnel subalterne des gares et les ouvriers reconnurent aussitôt nos commissaires. Au Central téléphonique il se produisit le 24 octobre des difficultés : nous n’obtenions plus les communications. Le Central avait été occupé par des élèves-officiers, sous la protection de qui les dames téléphonistes faisaient de l’opposition au soviet. C’était le premier indice du commencement du sabotage. Le Comité militaire révolutionnaire envoya à la station téléphonique un détachement de soldats et plaça à l’entrée deux petits canons. Ainsi commença la prise de possession des organes gouvernementaux. Les matelots et les gardes rouges occupèrent, avec de petits contingents, le télégraphe, la poste et d’autres services publics. Des mesures furent prises pour s’emparer de la Banque d’État.

Le centre du gouvernement, l’Institut Smolny, fut transformé en forteresse. Dans les combles de l’édifice il y avait encore, héritage de l’ancien Comité exécutif central, quelques douzaines de mitrailleuses; mais elles étaient en mauvais état et il n’y avait pas, pour s’en servir, de personnel exercé. Nous dépêchâmes en renfort à l’Institut Smolny un détachement de mitrailleuses. Au petit jour, les soldats faisaient rouler déjà, avec un grondement de tonnerre, leurs mitrailleuses sur les dalles de pierre des longs couloirs à demi-obscurs de l’Institut Smolny. Aux portes regardaient, d’un visage surpris ou effrayé, les quelques socialistes-révolutionnaires ou menchéviks restés encore à l’Institut.

Le Soviet se réunissait tous les jours à l’Institut Smolny, tout comme la Conférence de la garnison.

Au troisième étage de l’Institut, dans une petite pièce d’angle, siégeait en permanence le Comité militaire révolutionnaire. C’est là que convergeaient toutes les nouvelles, sur le déplacement des troupes, sur la mentalité actuelle des soldats et des ouvriers, sur l’agitation dans les casernes, sur les excès des fauteurs de pogroms, sur les agissements des politiciens bourgeois, les menées du palais d’Hiver et les projets des anciens partis soviétiques. De tous côtés affluaient les informateurs. C’étaient des ouvriers, des officiers, des concierges, des élèves-officiers à tendances socialistes, des servantes et des dames. Beaucoup d’entre eux ne disaient que des sottises, mais d’autres apportaient de sérieuses et précieuses informations. Le moment décisif approchait. Il était évident qu’il n’y avait plus à reculer.

Le 24 octobre au soir, Kérensky vint au préparlement, et demanda l’autorisation de prendre des mesures répressives contre les bolchéviks. Mais le préparlement se trouvait dans un état de lamentable incohérence et de désagrégation complète. Les Cadets persuadèrent aux socialistes-révolutionnaires de droite de voter une motion de confiance; les socialistes-révolutionnaires de droite exercèrent une pression sur le centre; le centre était indécis; les socialistes-révolutionnaires de gauche pratiquaient une politique d’opposition parlementaire. Après de nombreuses délibérations et discussions et après beaucoup d’oscillations, la résolution de l’aile gauche fut adoptée, condamnant le mouvement séditieux du Soviet; mais la responsabilité de ce mouvement fut rejetée sur la politique antidémocratique du gouvernement.

Le courrier nous apportait des douzaines de lettres nous parlant d’arrêts de mort prononcés contre nous, de machines infernales, d’un attentat à la dynamite menaçant l’Institut Smolny, etc. La presse bourgeoise vomissait furieusement des imprécations de rage et de terreur. Gorki, qui semblait avoir complètement oublié son « Chant du faucon », continuait dans la Novaïa Jirzn à prophétiser l’imminente fin du monde.

Les membres du Comité militaire révolutionnaire n’avaient pas quitté l’Institut Smolny de toute la semaine; ils dormaient sur les divans et ne prenaient qu’un peu de sommeil, réveillés sans cesse par les courriers, les porteurs de nouvelles, les cyclistes, les télégraphistes et les appels téléphoniques.

La nuit la plus agitée de toutes fut celle du 24 au 25. On nous avisa téléphoniquement de Pavlovsk que le gouvernement faisait appel à l’artillerie qui se trouvait là; de même à Peterhof, pour l’école des sous-officiers. Au palais d’Hiver se réunissaient, autour de Kérensky, des élèves-officiers, des officiers, et les troupes de choc du « régiment des femmes ». Nous donnâmes par téléphone l’ordre de placer sur toutes les routes conduisant à Petrograd des postes militaires sûrs et d’envoyer des agitateurs au-devant des troupes appelées par le gouvernement. Si les paroles seules ne suffisaient pas, on devait se servir des armes. Toutes les communications étaient faites téléphoniquement, en langage clair, et elles étaient donc parfaitement susceptibles d’être saisies par les agents du gouvernement.

Les commissaires nous informèrent téléphoniquement que sur toutes les voies d’accès à Petrograd nos amis veillaient. Cependant, une partie des élèves-officiers d’Oranienbaum réussit à passer, et nous suivîmes au téléphone leurs mouvements ultérieurs. La garde extérieure de l’Institut Smolny fut renforcée par l’envoi d’une compagnie supplémentaire.

La liaison avec toutes les parties de la garnison était permanente. Les compagnies de garde de tous les régiments restaient sur pied. Nuit et jour, les délégués étaient à la disposition du Comité militaire révolutionnaire. L’ordre fut donné de réprimer énergiquement l’agitation des « Cent Noirs » et, à la première tentative de désordre dans la rue, de faire usage de ses armes et d’être sans pitié.

Au cours de cette nuit décisive, tous les points principaux de la ville tombèrent entre nos mains, presque sans résistance, sans combat, sans verser de sang. La Banque d’État était gardée par les troupes gouvernementales et par une auto blindée. Nos troupes cernèrent l’immeuble de toutes parts et s’emparèrent de l’auto blindée, de sorte que la Banque d’État tomba sans coup férir entre les mains du Comité militaire révolutionnaire.

Il y avait sur la Néva, près de la Fabrique franco-russe, le croiseur Aurore, qui se trouvait en réparation. Son équipage se composait exclusivement de matelots absolument dévoués à la révolution. Lorsque Kornilov, à la fin du mois d’août, menaçait Petrograd, les matelots de l’Aurore furent appelés par le gouvernement pour défendre le palais d’Hiver. Et, bien que déjà à cette époque, ils fussent tout à fait hostiles au gouvernement de Kérensky, ils comprirent que leur devoir était de faire face à l’assaut contre-révolutionnaire, et ils allèrent, sans faire d’objection, occuper leur poste de combat. Le danger passé, ils furent tenus à l’écart.

Maintenant, au moment de l’insurrection d’Octobre, ils étaient trop dangereux. C’est pourquoi le ministère de la Marine donna nu croiseur Aurore l’ordre d’appareiller et de sortir des eaux de Petrograd. L’équipage nous en avisa aussitôt. Nous annulâmes cet ordre, et le croiseur resta où il était, prêt à chaque instant à mettre toutes ses forces au service du gouvernement des soviets.

Chapitre 22 – La journée décisive

À l’aube du 25 octobre vinrent à l’institut Smolny un ouvrier et une ouvrière de l’imprimerie de notre parti, apportant la nouvelle que le gouvernement avait interdit la parution de l’organe central du parti, ainsi que celle du nouveau journal du Soviet de Petrograd. Des agents du gouvernement avaient fermé les portes de l’imprimerie. Le Comité militaire révolutionnaire annula aussitôt cette mesure, prit les deux organes sous sa protection, et confia « au glorieux régiment de Volhynie le grand honneur de défendre la libre parole socialiste contre les attentats contre-révolutionnaires ». L’imprimerie travailla ensuite sans interruption, et les deux journaux parurent à l’heure fixée.

Le gouvernement siégeait toujours au palais d’Hiver, mais ce n’était plus que l’ombre d’un gouvernement. Politiquement, il n’existait plus. Dans la journée du 25 octobre, le palais d’Hiver fut, peu à peu, entièrement cerné par nos troupes. À une heure de l’après-midi, j’annonçai, à la séance du Soviet de Petrograd et au nom du Comité militaire révolutionnaire, que le gouvernement de Kérensky n’existait plus et que, en attendant la décision du Congrès des panrusse soviets, la puissance gouvernementale passait aux mains du Comité militaire révolutionnaire.

Quelques jours auparavant, Lénine avait déjà quitté la Finlande et il se tenait caché dans les maisons ouvrières des faubourgs. Le 25 au soir, il vint se secrètement à l’Institut Smolny. D’après ce qu’il avait lu dans les journaux, il croyait qu’il allait y avoir un compromis provisoire entre nous et le gouvernement de Kérensky. La presse bourgeoise avait tellement fait de bruit avec les prodromes du mouvement révolutionnaire – déploiement de troupes armées dans les rues de la capitale, émeutes, et effusion de sang inévitable — que maintenant, alors que la révolution s’accomplissait vraiment, elle ne s’en apercevait pas, et prenait pour argent comptant les pourparlers qui avaient lieu entre l’état-major et nous. Pendant ce temps, méthodiquement, sans tumulte dans les rues, sans qu’il y ait ni coups de fusil ni effusion de sang, les colonnes, solides et bien disciplinées des soldats, des matelots et des gardes rouges s’emparaient l’un après l’autre de tous les organes du pouvoir, et cela conformément aux ordres précis, communiqués par téléphone, qui partaient de la petite chambre du troisième étage de l’Institut Smolny.

Le soir eut lieu une séance provisoire du 2e Congrès panrusse des soviets. Dan fit un rapport au nom du Comité exécutif central. Il prononça un discours d’accusation contre les émeutiers, les « expropriateurs » et les fauteurs de rébellion, et il tâcha d’effrayer le Congrès en présentant comme inéluctable l’échec du mouvement révolutionnaire qui, disait-il, serait étouffé dans quelques jours par les troupes du front. Son discours manqua de persuasion, et il était déplacé dans une assemblée ou l’énorme majorité des délégués suivait avec une joie intense la marche victorieuse du soulèvement de Petrograd.

Le palais d’Hiver était alors déjà cerné, mais il n’était pas encore pris. De temps en temps partaient de ses fenêtres quelques coups de feu tirés sur les assiégeants, qui lentement et avec prudence resserraient toujours davantage leur cercle autour de lui. De la forteresse Pierre-et-Paul, deux ou trois coups de canon furent tirés sur le palais. Leur grondement lointain pénétra jusqu’au sein de l’Institut Smolny. Dans une rage impuissante, Martov, à la tribune du Congrès, parla de guerre civile, et, tout particulièrement, du siège du palais d’Hiver, où parmi les ministres il y avait — ô abomination! — des membres du parti menchévique.

La réplique lui fut donnée par deux matelots, qui étaient venus directement du champ de bataille pour présenter un rapport. Ils rappelèrent l’offensive du 18 juin, toute la politique de trahison de l’ancien gouvernement, le rétablissement de la peine de mort pour les soldats, les arrestations et les mesures oppressives contre les organisations révolutionnaires et ils jurèrent de vaincre ou de mourir. Ces matelots nous apportaient aussi la nouvelle de nos premières pertes subies sur la place qui s’étend devant le palais d’Hiver.

Comme sur un invisible signal, tout le monde se leva de son siège, avec une unanimité qui n’est produite que par une haute tension morale, l’assemblée entonna une marche funèbre. Qui a vécu ce moment-là ne l’oubliera jamais…

La séance fut interrompue. Il était impossible de continuer la discussion théorique relative à l’élaboration du gouvernement, alors que dans le tumulte du combat et de la fusillade entourant le palais d’Hiver se décidait par les faits le sort de ce gouvernement. Cependant la prise du palais traînait en longueur, et il en résulta un fléchissement parmi les éléments indécis du Congrès. Les orateurs de l’aile droite nous prédisaient une catastrophe prochaine. Tous attendaient avec anxiété les nouvelles de ce qui se passait sur la place du palais d’Hiver. Au bout de quelque temps arriva Antonov [Antonov-Ovséenko, NDLR], qui dirigeait les opérations. Il se fit dans la salle un silence complet : le palais d’Hiver était pris, Kérensky s’était enfui, et les autres ministres étaient arrêtés et conduits à la forteresse Pierre-et-Paul.

Le premier chapitre de la révolution d’Octobre était ainsi achevé!

Les socialistes-révolutionnaires de droite et les menchéviks, au nombre d’environ une soixantaine, c’est-à-dire à peu près le dixième du Congrès, quittèrent la salle en protestant. Comme ils ne pouvaient rien faire d’autre, « ils rejetèrent toute la responsabilité » de tout ce qui allait se passer sur les bolchéviks et sur les socialistes-révolutionnaires de gauche.

Ces derniers hésitaient encore. Leur passé les rattachait au parti de Tchernov. L’aile droite de ce parti s’était complètement livrée à la classe moyenne et à la petite bourgeoisie, aux intellectuels de la petite bourgeoisie et aux villageois aisés, et, dans toutes les questions importantes, elle s’alliait contre nous avec la grande bourgeoisie libérale.

Les éléments les plus révolutionnaires de ce parti, dans lesquels se reflétait encore tout le radicalisme des revendications sociales des masses paysannes les plus pauvres, étaient orientés vers le prolétariat et vers le parti du prolétariat. Néanmoins, ils avaient peur de couper les liens qui les rattachaient à leur ancien parti. Aussi, lorsque nous quittâmes le préparlement, ils refusèrent de nous suivre et nous mirent en garde contre les « aventures ». Mais, maintenant, la révolution les plaçait devant la nécessité de choisir : pour les soviets ou contre les soviets. Non sans hésitation, ils se rangèrent du côté de la barricade où nous nous trouvions nous-mêmes.