Les contributions de Friedrich Engels au marxisme demeurent aussi importantes que jamais. Adam Booth évoque le rôle clé qu’Engels a joué dans le développement des idées du socialisme scientifique – des idées pour lesquelles nous continuons à nous battre aujourd’hui.

L’étroite collaboration entre Marx et Engels a duré pendant quarante ans. Cependant, tant dans la vie que dans la mort, Engels a toujours été dans l’ombre du génie indéniable de Marx. Engels est souvent considéré – un peu injustement – comme le second violon de son compatriote. Même Engels lui-même a souvent défendu ce point de vue.

En effet, Engels était extrêmement modeste et humble, soulignant constamment le rôle vital de Marx plutôt que le sien. « Ce que j’ai apporté – en tout cas, à l’exception de mon travail dans quelques domaines particuliers – Marx aurait très bien pu se passer de moi », écrivit Engels.

« Ce que Marx a accompli, je n’aurais pu le faire. Marx se tenait plus haut, voyait plus loin, et avait une vision plus large et plus rapide que nous tous. Marx était un génie ; nous autres, nous étions au mieux des hommes de talent. Sans lui, la théorie ne serait de loin pas ce qu’elle est aujourd’hui. Elle porte donc à juste titre son nom ». (Marx et Engels, Œuvres choisies, Vol. 3, p.361, 1970)

Malgré cette modestie, il est indéniable qu’Engels a apporté une contribution importante et remarquable à la théorie marxiste, et pas seulement « dans quelques domaines particuliers ». Sa collaboration fructueuse avec Marx était loin d’être unilatérale.

Dans son Journal en exil, Léon Trotsky a insisté sur ce point :

« Engels est sans aucun doute l’une des personnalités les plus excellentes, les mieux intégrées et les plus nobles de la galerie des grands hommes…

« Le christianisme a créé la figure du Christ pour humaniser la figure insaisissable du Seigneur de l’armée céleste et le rapprocher des hommes mortels. Aux côtés de l’olympien Marx, Engels est plus « humain », plus accessible.

« Comme ils se complètent bien ! Ou plutôt, comment Engels s’efforce consciemment de compléter Marx ; toute sa vie, il s’est consacré à cette tâche. Il la considère comme sa mission et y trouve sa satisfaction. Et cela sans l’ombre d’un sacrifice de soi – toujours fidèle à lui-même, toujours plein de vie, toujours dégagé de son environnement et de son âge, avec d’immenses intérêts intellectuels, avec un véritable feu de génie toujours flamboyant dans la forge de la pensée.

« Sur le fond de leur vie quotidienne, Engels gagne énormément en stature par rapport à Marx – bien que la stature de Marx n’en soit évidemment pas diminuée ».

Géant théorique

Dans les livres d’histoire, Engels est souvent rapporté comme étant simplement le bienfaiteur philanthropique de Marx. Il est vrai que les contributions financières d’Engels (obtenues grâce à la richesse de l’industrie textile de sa famille bourgeoise) ont été essentielles pour permettre à Marx de consacrer son temps à l’écriture. Mais, en conséquence, les importantes contributions politiques d’Engels aux idées du marxisme sont souvent négligées.

En vérité, Engels était lui-même un géant de la théorie. Il était probablement l’homme le plus instruit de son temps, avec un esprit encyclopédique. Il avait non seulement une connaissance approfondie de l’économie et de l’histoire, mais aussi un intérêt brûlant pour la philosophie, la science, la littérature et même la tactique militaire.

Il est à la mode dans certains cercles universitaires d’essayer de mettre en avant les différences politiques entre Marx et Engels. Cependant, la correspondance volumineuse entre les deux amis de toujours montre l’inséparabilité de leur lien. Leurs multiples ouvrages coécrits fournissent une preuve supplémentaire de leur étroite connexion politique.

Il est vrai que les deux socialistes allemands n’ont pas été impressionnés l’un par l’autre lors de leur première rencontre en 1842. Mais leur respect mutuel s’est accru au fil du temps.

Marx a été le premier à prendre conscience des talents d’Engels avec ses écrits de 1845 sur Les conditions de la classe ouvrière en Angleterre. Cette série d’articles était basée sur les observations d’Engels concernant la vie professionnelle dans la métropole industrielle effervescente de Manchester, où se trouvait l’usine de textile de sa famille. Les preuves qu’Engels a recueillies ont contribué à façonner les idées de Marx sur le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière.

Par-dessus tout, leur lien était fondé sur une compréhension commune de la nécessité d’une approche scientifique des questions d’histoire, de société et d’économie.

En fait, Marx et Engels étaient initialement arrivés à cette conclusion chacun de leur côté. Tous deux avaient été désillusionnés par les limites de la philosophie contemporaine développée par les groupes radicaux de l’époque, tels que les Jeunes Hégéliens. C’est ce sentiment mutuel d’insatisfaction à l’égard de leurs pairs intellectuels qui a conduit à leurs premières critiques collectives, La Sainte Famille et L’Idéologie allemande.

Ce dernier ouvrage, en particulier – assemblé en 1846 sous la forme d’un ensemble de manuscrits inachevés, mais non publié du vivant de Marx et Engels – a été utilisé pour esquisser les bases de leurs idées philosophiques communes et établir le cadre théorique de leur vision révolutionnaire du monde, c’est-à-dire le matérialisme historique. Ce qui, à son tour, a constitué la base de futurs efforts communs – dont le plus célèbre est le Manifeste communiste.

Le socialisme scientifique

Le Manifeste a été rédigé en 1848 pour le compte de la Ligue communiste, anciennement connue sous le nom de Ligue des Justes, mais rebaptisée à l’incitation de Marx et Engels. Il s’agissait d’un groupe d’émigrés, principalement allemands, qui avaient chargé leurs compatriotes communistes de rédiger le programme fondateur de leur parti.

Engels rédigea la première ébauche du manifeste sous la forme d’une série de questions et de réponses, intitulée les Principes du communisme. Marx et Engels ont ensuite retravaillé ce texte pour en faire un document historique connu dans le monde entier pour son célèbre appel aux armes : “travailleurs de tous les pays, unissez-vous” !

Les premières lignes du Manifeste – « un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme » – mettent également en lumière les événements révolutionnaires qui se sont déroulés du vivant de Marx et Engels et qui ont manifestement eu un profond impact sur la pensée des deux hommes.

La Révolution française avait donné naissance à une pléthore de mouvements socialistes. Mais il s’agissait généralement d’utopies, le socialisme n’étant qu’une « grande idée » abstraite pour laquelle des « grands hommes » devaient lutter.

À l’opposé de cet idéalisme, Marx et Engels ont cherché à établir une base matérialiste pour le mouvement de la classe ouvrière, d’où la dénomination de leurs idées comme « socialisme scientifique ».

Ils ont expliqué que le socialisme n’est pas un modèle de société ahistorique, mais un système de relations socio-économiques. Ce système, à son tour, nécessite certaines conditions matérielles – le développement de la grande industrie et des monopoles, une classe ouvrière forte, l’interconnectivité du marché mondial – pour pouvoir se développer et prospérer.

Plus important encore, Marx et Engels ont identifié les agents de ce changement révolutionnaire : la classe ouvrière organisée – les « fossoyeurs » du capitalisme. Ce potentiel radical de la classe ouvrière était visible dans les mouvements de masse qui secouaient l’Europe à l’époque : des Chartistes en Grande-Bretagne aux révolutions qui ont balayé le continent en 1848.

Théorie et action

Mais les fondateurs du marxisme n’étaient pas de simples observateurs de ces événements. En effet, ils ont consacré leur vie à construire une organisation révolutionnaire capable de mener la classe ouvrière à la victoire. En 1864, le binôme a donc contribué à la création de l’Association internationale des travailleurs (AIT), connue rétrospectivement sous le nom de 1ère Internationale.

L’Internationale était une riche mosaïque d’organisations de la classe ouvrière et de groupes de gauche, contenant des socialistes, des communistes et des anarchistes utopiques. Malgré la confusion idéologique au sein de l’AIT, Marx et Engels ont vu dans la création de l’Internationale un énorme pas en avant pour la classe ouvrière. Après tout, comme ils le diront plus tard à propos de leurs critiques du programme de Gotha, le document politique adopté par le parti social-démocrate allemand naissant : «  chaque pas allant dans le sens d’une véritable direction est plus important qu’une douzaine de programmes ».

Néanmoins, Marx et Engels se sont donné pour objectif d’apporter une clarté idéologique à l’Internationale, en plaçant le mouvement sur une base théorique solide. C’est pourquoi Marx et Engels ont consacré une grande partie de leur temps et de leur énergie à correspondre avec d’autres personnalités politiques de premier plan et, surtout, à produire des ouvrages essentiels de la théorie marxiste.

Ce processus de clarification politique ne s’est toutefois pas fait sans de féroces batailles et luttes, notamment avec Bakounine et les anarchistes, qui ont cherché à saper l’Internationale par leurs intrigues.

Après la défaite de la Commune de Paris en 1871, et face au comportement des anarchistes, Marx et Engels ont liquidé la 1ère Internationale pour concentrer leur attention ailleurs. Mais leurs efforts n’ont pas été vains. Cette tentative avortée de créer une organisation révolutionnaire internationale peut être considérée, rétrospectivement, comme le prélude de la création de partis de masse de la classe ouvrière fondés sur les idées marxistes.

La dialectique de la nature

Engels était très en avance sur son temps, notamment en ce qui concerne la question de la science. Il voyait dans les processus de la nature une confirmation des lois de la dialectique. « Il ne saurait être question de construire les lois de la dialectique dans la nature », écrivait Engels en réponse à ses contemporains idéalistes, « mais de les découvrir dans la nature et de les faire évoluer à partir d’elle ».

L’une de ses œuvres les plus importantes à ce sujet était inachevée : son recueil de notes, compilées plus tard dans la Dialectique de la nature. Il s’agissait d’une tentative de comprendre l’ensemble de la science du point de vue matérialiste.

Il est clair qu’une grande partie de l’analyse d’Engels sur les questions scientifiques était limitée par les connaissances, les données et les théories de l’époque. Par exemple, il utilise des mots tels que « force », « mouvement » et « vis viva », là où nous parlons désormais d’énergie. Ailleurs, il parle de « corps albumineux », qui correspondent à nos appellations actuelles d’ADN, d’ARN et de molécules protéiques.

Néanmoins, ce qui importe n’est pas tant les conclusions ou les hypothèses spécifiques auxquelles Engels est parvenu, mais la méthode d’analyse dialectique et matérialiste qu’il a employée afin de démêler les théories scientifiques non résolues de son époque.

En fait, ce qui est surprenant, ce n’est pas qu’il y ait des erreurs dans les travaux d’Engels, mais que ses idées aient largement résisté à l’épreuve du temps. Ce seul fait démontre la justesse des idées dialectiques, qu’Engels a résumées comme n’étant « rien de plus que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée ». (Engels, Anti-Dühring, chapitre XIII)

Évolution et travail

En effet, en appliquant la méthode philosophique marxiste aux problèmes scientifiques de l’époque, Engels a même réussi à anticiper brillamment bon nombre de développements et découvertes ultérieurs des sciences naturelles.

Par exemple, dans son essai sur Le rôle joué par le travail dans la transition du singe à l’homme, Engels a démontré le rôle important joué par la main et les outils dans l’évolution de notre espèce. Plus tard, les biologistes évolutionnistes – aveuglés par l’idéalisme qui imprègne une grande partie de la science sous le capitalisme et la société de classes – ont cru au concept de « primauté cérébrale » : l’hypothèse selon laquelle le cerveau humain avait d’abord évolué pour être plus gros ; et ce n’est qu’alors que les humains ont pu accomplir des tâches plus complexes qui les différenciaient des autres espèces.

Engels a cependant souligné que la taille élargie du cerveau humain – et la plus grande intelligence – de nos ancêtres n’était pas une cause accidentelle ou indépendante. Cette évolution est plutôt le résultat d’une interaction accrue entre les humains et leur environnement, rendue possible par la bipédie, une posture droite et la libération des mains qui s’ensuit.

De même, Engels a noté le mécanisme suivant ; l’interaction sociale impliquée dans le processus de production primitive a conduit au développement du langage. Ce qui, à son tour, a permis aux premiers humains de former des processus de pensée plus complexes et des niveaux de conscience plus élevés, impliquant l’abstraction, la généralisation et la planification de l’avenir.

Ces réflexions sur la question de l’évolution humaine ont été largement ignorées à l’époque. Mais elles ont été confirmées par des découvertes plus récentes, les paléontologues modernes comme Stephen Jay Gould ayant déclaré que les scientifiques dans ce domaine auraient pu s’épargner une perte de temps considérable s’ils avaient pris en compte les propos d’Engels dès le début.

En outre, dans Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels a appliqué la méthode marxiste du matérialisme historique aux dernières preuves anthropologiques des premières sociétés humaines. Ce faisant, il a pu lever le voile de mystère qui entoure la société de classe moderne et expliquer – entre autres choses – comment l’oppression des femmes a vu le jour.

Militant et enseignant

L’œuvre la plus significative d’Engels est sans doute sa réponse au philosophe académique Eugen Dühring, qui avait écrit sa propre « grande théorie » pour réfuter le marxisme. Malheureusement, les idées de Dühring ont trouvé un écho parmi certains sociaux-démocrates allemands. Marx lui-même était trop occupé à travailler sur Das Kapital pour répondre aux déformations de Dühring. C’est donc à Engels qu’il revint de remettre les pendules à l’heure. Ce qu’il fit brillamment, employant sa polémique comme une occasion de clarifier et d’expliquer superbement les principes fondamentaux du socialisme scientifique.

Dans l’Anti-Dühring, Engels revient sur la question de la dialectique de la nature, en utilisant des exemples scientifiques pour démontrer la justesse d’une approche dialectique et matérialiste, par contraste avec l’idéalisme et les schémas formalistes de son adversaire.

Là encore, nombre de ses commentaires sont une étonnante anticipation des problèmes qui hantent les scientifiques modernes – notamment son élaboration du concept d’infini en relation avec la matière et le mouvement, et pourquoi il est absurde de parler d’un « commencement du temps ». Les cosmologistes d’aujourd’hui, qui s’accrochent au modèle du « Big Bang » de l’univers, truffé de contradictions, pourraient se rendre un grand service en lisant ces chapitres d’Engels.

Après la mort de son ami proche en 1883, Engels a poursuivi l’œuvre politique de Marx, tant sur le plan théorique que sur le plan organisationnel. Il a notamment édité et organisé le vaste ensemble de notes sur l’économie que Marx avait laissé derrière lui, qui ont constitué les volumes deux et trois du Capital.

C’est pour toutes ces raisons – et plus encore – que Vladimir Lénine a écrit à l’annonce de la mort de Friedrich Engels en 1895 :

« Le nom et la vie d’Engels devraient être connus de chaque travailleur… Avant tout, il a appris à la classe ouvrière à se connaître et à être consciente d’elle-même, en substituant la science aux rêves… »

« Honorons toujours la mémoire de Frédéric Engels – grand combattant et enseignant du prolétariat ! »

Adam Booth Socialist Appeal (TMI Royaume-Uni)