[dropcap]H[/dropcap]ier, le 21 février 2018, c’était le 170ème anniversaire de la publication du Manifeste Communiste. Rares sont les livres qui ont autant marqué l’histoire et le destin de l’humanité. A l’occasion de cet anniversaire nous republions un article d’Alan Woods rédigé lors des 150 ans du Manifeste.

L’actualité du Manifeste du Parti Communiste

Cher lecteur, vous tenez entre vos mains un des documents-clés de l’Histoire mondiale. A première vue, la publication d’une nouvelle édition du Manifeste exige une explication: comment est-il possible en effet de justifier la réédition d’un livre écrit il y a presque 150 ans? En jetant un regard sur nombre d’autres ouvrages écrits il y a un siècle et demi sur le même sujet, nous découvririons très vite que ce livre a plus qu’un simple intérêt historique, sans aucune application pratique. Le Manifeste du Parti Communiste est au contraire, plus actuel aujourd’hui que lors de sa parution en 1847. Un exemple: à l’époque où Marx et Engels rédigent leur ouvrage, le capitalisme des grands monopoles était encore loin d’être réalisé. Malgré cela, ils expliquent comment la ‘libre entreprise’ et la compétition aboutissent inévita­blement à la concentration de capital et à la monopolisation des forces de production. Il est vraiment amusant de lire les affirmations des chantres du capitalisme qui prétendent que Marx s’est trompé, alors que c’est précisément sur ce sujet qu’il a fait une des ses prévisions les plus brillantes! Le ‘small is beautiful’ (ce qui est petit, est joli) était à la mode dans les années 80. Sans vouloir entrer dans un débat sur l’esthétique du petit, du grand ou du moyen (sujet sur lequel chacun est libre d’avoir une opinion), le processus de concentration du capital prévu par Marx est un fait absolument indiscutable. Ce mouvement se déroule devant nos yeux et a atteint des niveaux sans précédents ces dernières années.

Cette concentration de capital ne signifie pas une augmentation de la producti­on, bien au contraire. Aux Etats-Unis, où ce phénomène est particulière­ment visible, 500 grands monopoles contrôlaient à eux seuls 92% de la totalité de la production en 1994. A l’échelle mondiale, les 1.000 compagnies les plus importantes ont des rentrées d’une valeur de 8.000 milliards de dollars, ce qui équivaut à un tiers des rentrées internationales. Aux USA, O,5% des familles les plus riches possèdent la moitié des actifs financiers aux mains de particuliers. Le 1% le plus riche de la population américaine a augmenté sa part de la richesse nationale de 17,6% en 1978 à 36,3% en 1989.

Le processus de centralisation et de concentration de capital a en fait atteint des proportions jamais égalées. Le nombre de rachats d’entreprises dans les pays capitalistes avancés est vertigineux. En 1995, tous les records furent battus en termes de fusions et d’OPA (Offre Publique d’Achat). La Mitshubichi Bank et la Bank of Tokyo ont fusionné et forment ainsi la plus grand banque au monde. L’union de la Chase Manhattan et de la Chemical Bank donne naissance à la plus grande banque aux Etats Unis avec des avoirs de 297 milliards de dollars. La plus grande compagnie de divertissement au monde, fut créée suite au rachat de Capital Cities/ABC par Walt Disney. Westinghouse à racheté la CBS et la Time Warner a à son tour mis la main sur la Turner Broadcasting Systems. Dans le secteur pharmaceutique, Glaxo a repris Wellcome. L’acquisition de Scott Paper par Kimberley Clark, fait de cette entreprise le plus grand fabricant de mouchoirs en papier. Même la Suisse a été témoin de sa première OPA agressive, contre Holvis, le papetier. Dans la plupart des cas, l’intention n’est pas d’investir dans de nouvelles machines ou de nouvelles technologies. Bien au contraire, le résultat de ces fusions est de fermer des entreprises entières et de licencier des travailleurs afin d’augmenter les marges bénéficiaires sans augmenter la production.

D’autres chiffres et exemples pourraient illustré sans le moindre doute le processus de concentration de capital défini par Marx et Engels.

L’épidémie du chômage

‘Il est manifeste que la bourgeoisie est désormais incapable de demeurer la classe dirigean­te de la société, et de lui imposer comme loi suprême les conditi­ons d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner parce qu’elle est obligée de se laisser déchoir au point de le nourrir plutôt que de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination; c’est à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec l’existence de la société’

(Le Manifes­te du Parti Communiste).

Contrairement aux illusions des politiciens réformistes, le chômage massif s’est étendu dans le monde entier comme une tâche d’huile. Les chiffres officiels de l’ONU, révèlent que 120 millions de personnes sont sans emploi. Ce chiffre, comme tous les chiffres officiels sous-estiment la véritable situation. En y ajoutant tous ceux qui travaillent dans des secteurs marginaux, ce montant atteint rapidement les 850 millions de chômeurs. Rien qu’en Europe Occidentale, il y a officiellement 18 millions de sans-emplois, soit 10,6% de la population active. En Allemagne, ‘moteur’ de l’Europe, les sans-emplois ont dépassé pour la première fois les 4 millions depuis Hitler. Même au Japon, pour la première fois depuis 30 ans le chômage décolle. L’image du Japon, pays du plein emploi, s’effrite clairement. Certes les statistiques officielles ne relèvent que 3% de chômeurs. Mais ce chiffre tronque la réalité: en appliquant les critères de calculs en vigueur aux Etats-Unis, on arriverait au moins à 8%.

Ce phénomène n’a rien de cyclique; ce type de chômage passager suffisamment connu dans le passé par les travailleurs, augmentait ou baissait au gré d’une récession ou d’une reprise économique. Voilà que nous nous trouvons dans la cinquième année de croissance économique aux Etats-Unis, et le chômage mondial ne donne pas le moindre signe de décrue significative. Bien au contrai­re, tous les jours on nous annonce de nouveaux licenciements massifs et des fermetures d’entreprises. Des secteurs professionnels jusqu’ici ‘protégés’ sont frappés de plein fouet: les professeurs, les médecins, les infirmières, les agents de l’état, les employés de banque, les scientifiques et même les cadres d’entreprises. Un climat d’insécurité se généralise à tous les niveaux de la société.

Les phrases de Marx et d’Engels, mentionnées ci-dessus, sont vraies, même prises au sens littéral. ‘Moins d’état, moins de dépenses publiques’ tel est le cri que pousse la bourgeoisie dans tous les pays. L’obsession de réduction des dépenses publiques est le point commun à tous les gouvernements du monde, qu’ils soient de droite ou de ‘gauche’. Cela ne s’explique pas par les caprices individuels du politicien du moment, mais cela illustre de façon graphi­que la crise du capitalisme. Durant toute une époque – la longue période d’expansion capitaliste de 1948 jusqu’à 1973 – la bourgeoisie a réussi de manière partielle et provisoire à surmonter les contradictions fondamentales de son système: la propriété privée et l’état national. Elle y parvint d’une part grâce à la mise en oeuvre de méthodes keynésiennes (capitalisme d’état) et d’autre part en participant et étendant le commerce mondial. Mais ces méthodes ont épuisé leurs effets; le vieux modèle a atteint ses limites.

Socialisme et internationalisme

Ces dernières années les économistes bourgeois se gargarisent du concept de ‘globalisation de l’économie’. Ils s’imaginent avoir découvert quelque-chose de nouveau. En réalité ce furent, Marx et Engels qui expliquèrent dans le Manifeste comment le capitalisme allait se développer en système planétaire. Leur analyse a connu une confirmation brillante. Aujourd’hui personne ne peut nier la domina­tion écrasante de l’économie mondiale. C’est l’aspect le plus décisif de l’époque que nous traversons: celle du marché mondial, de la politique mondia­le, de la culture mondiale, de la diplomatie mondiale et aussi de la guerre mondiale. De cette dernière nous en avons souffert à deux reprises suite à la crise du capitalisme. La Seconde Guerre a coûté la vie à 55 millions de personnes et elle a presque entraîné la civilisation humaine dans l’apocalypse.

Le socialisme est international ou n’est pas. Mais l’internationalisme des travailleurs n’est pas le produit d’un quelconque sentimentalisme. Ce n’est pas seulement une ‘bonne idée’. Elle ressort de l’analyse scientifique de Marx et Engels, qui expliquèrent comment la création de l’état national, une des con­quêtes historiquement progressiste de la bourgeoisie, conduit inévitablement à un système commercial international. Le formidable développement des forces productives sous le capitalisme ne peut se contenir dans les limites étroites de l’état national. Toutes les puissances capitalistes, mêmes les plus grandes, se voient obligées de participer toujours davantage au marché mondial. La contradic­tion entre l’énorme potentiel des forces productives et l’asphyxiante camisole de force de l’état national s’est manifestée violemment et dramatiquement en 1914 et 1939. Ces convulsions sanglantes démontrent que la capitalisme d’un point de vue historique, à épuisé sa mission progressiste. Mais pour réaliser la transfor­mation d’un système socio-économique à un niveau supérieur il n’est pas suffisant que ce vieux système soit en crise. Malgré la crise, des intérêts puissants qui tirent leurs revenus, leur privilèges et leur prestige des relations de propriétés en vigueur résistent avec véhémence à toute tentative de change­ment de société. C’est pour cela que Marx et Engels, n’écrivirent pas un document abstrait, mais un Manifeste, un appel à l’action et non un livre de texte; il s’agit du lancement d’un parti révolutionnaire et non d’un club de discussion. Pour renverser le capitalisme, il est nécessaire que les travailleurs s’organisent en tant que classe et en défense de leurs intérêts de classe. Pendant des décennies, les travailleurs de tous les pays, surtout ceux des pays capitalistes avancés, ont crée des organisations politiques et syndicales puissantes. Mais ces organisati­ons n’existent pas dans le vide. Elles sont soumises aux pressions du capitalis­me, qui influe surtout sur leurs directions. Les deux obsta­cles fondamentaux qui empêchent le développement des forces productives au­jourd’hui sont la propriété privée et l’état national. Une nouvelle avancée de la civilisation humaine exige l’élimination de ces obstacles et la mise en place d’un nouveau système de production basé sur la planification rationnelle, scientifique et démocratique à l’échelle internationale.

La banqueroute des nationalismes en général et en particulier cette aberration monstrueuse du soi-disant ‘socialisme dans un seul pays’, est patente avec l’effondrement du stalinisme et même avant avec la participation des bureaucra­ties chinoises et russes au marché mondial. Tous les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, qui ont gagné leur indépendance à la suite de la perte de contrôle direct de l’impérialisme, sont à nouveau assujettis à leurs anciens maîtres via le mécanisme du marché mondial qui les tient pieds et mains liés.

Le libre développement des forces productives exige l’unification des économies de tous les pays en un plan commun qui permettrait l’exploitation harmonieuse des ressources de la planète au bénéfice de tout le monde. Ce constat est tellement évident qu’il est même reconnu par des experts et des scientifiques qui n’ont rien à voir avec le socialisme, mais qui sont indignés par le cauchemar dans lequel vit un tiers de l’humanité et par la destruction de l’environnement. Mais toutes ces recommandations bien-intenti­onnées sont impuissantes face aux intérêts des grandes multinationales qui dominent l’économie mondiale et dont les calculs ne sont pas basés sur le bien être de l’humanité ou de l’avenir de la planète, mais inspirés par l’avarice et la recherche du profit à tout prix.

En cette fin de siècle, alors que tant de personnes parlent de ‘globalisation’, les contradictions nationales sont plus fortes que jamais. Il y a 10 ans, les Etats-Unis seuls exportaient l’équivalent de 6% de leur produit intérieur brut. Au­jourd’hui cette part représente 13% et les intentions de l’Administration américaine sont d’atteindre les 20% pour l’an 2000. Ce qui équivaut à une déclaration de guerre commerciale contre le reste du monde, et contre le Japon en particu­lier. Les tensions exacerbées entre les Etats-Unis et le Japon auraient certaine­ment provoqué en d’autres temps une guerre militaire. Mais l’existence d’armes nucléaires signifie qu’une guerre entre super-puissances est aujourd’hui exclue. Une explosion guerrière comme en 1914 et 1939, est pour l’instant impossible. En l’absence d’une solution externe, les contradictions internes auront tendance à s’aggraver. La classe dominante n’a d’autre option que de rejeter le poids de la crise sur les épaules de la classe ouvrière.

Les auteurs du Manifeste, anticipèrent avec une incroyable clairvoyance, la situation que subit actuellement la classe ouvrière dans tous les pays quand ils affirment que:

‘Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machi­nisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine; on exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance. Le prix d’un objet, donc le prix du travail est égal à son coût de production. Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, la salaire diminue. Il y a plus: la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines etc.’

Les Etats-Unis occupent aujourd’hui la place que détenait la Grande Bretagne au temps de Marx et Engels: celui du pays capitaliste le plus développé. Pour cette raison les tendances générales du capitalisme s’y expriment d’une façon plus claire. Ces 20 dernières années, le salaire réel des travailleurs a perdu 20% de sa valeur. La journée de travail s’est allongée de 10%. La dernière expansion économique a été accompagnée et est en partie le résultat de l’énorme augmen­tation de l’exploitati­on des travailleurs. Un travailleur américain travaille en moyenne 168 heures supplémentaires par an, ce qui correspond à un mois supplémentaire de travail par an. C’est particulièrement le cas dans l’industrie de l’automobile, où la journée de travail est de 9 heures pour une semaine de travail de 6 jours. Selon le syndicat américain de l’automobile (UAW), la limitation de la semaine de travail à 40 heures créerait 59.000 emplois.

Un article paru dans la revue américaine Time, du 24 octobre 1994 donne le témoignage suivant: ‘Les ouvriers se plaignent du fait que la reprise ne signifie que l’épuisement. Dans toute l’industrie américaine, les entreprises utilisent les heures supplémentaires afin de presser au maximum la force de travail des Etats Unis: la semaine de travail moyenne se situe à un niveau record de 42 heures, incluant 4,6 heures supplémentaires’. Le même article cite le cas de Joseph Kelterborn, installateur de réseau de fibre optique qui, suite à la réduction de personnel, preste en moyenne 4 heures supplémentaires par jour et un week-end sur trois: ‘En rentrant à la maison’ se plaint-il ‘le seul temps qui me reste je le consacre à prendre une douche, à manger et à dormir un peu; quelques heures après il est temps de se lever et de recommencer le travail’. Les énormes pressions provoquées par l’augmentation de heures de travail, la chute des revenus réels, l’augmentation des cadences etc. ont eu des sérieux effets sur la qualité de vie des familles de travailleurs. Aux Etats Unis, comme dans d’autres pays, le taux de natalité a chuté, passant d’une moyenne de 2,5 enfants par famille au début des années 60 à 1,8 à la fin des années 80. Les divorces se sont multipliés pendant les années 70, et touchent 60% des couples dans les années 80. L’espérance de vie, est elle aussi affectée: jusqu’en 1980 elle était en hausse, aujourd’hui elle stagne.

La même situation existe en Grande Bretagne, laboratoire européen du modèle américain. Dans les années 80, 2 millions et demi d’emplois industriels ont été détruits. Malgré cela le niveau de production est resté égal à ce qu’il était en 1979. Ce n’est pas le résultat de l’introduction de nouvelles machines mais grâce à la surexploitation des ouvriers britanniques. Keneth Calman, directeur général de la Santé en Grande Bretagne, avertissait en 1995 que ‘la perte d’un emploi à vie a provoqué une épidémie de pathologies liées aux stress’. En 1994, 175 millions de journées de travail ont été perdues suite à la maladie en Grande Bretagne, soit presque 8 jours de travail par travailleur. Le nombre de prescriptions médicales a augmenté de 11,7 millions l’année passée. ‘Le stress, les embouteillages et la pollution sont en train de tuer les conducteurs profession­nels britanniques’ déclare Record, la revue du syndicat du transport TGWU. D’après une étude de ce syndicat, 30% des conducteurs confient s’être déjà endormi au volant et 45% de ceux-ci ont provoqué des accidents suite à la somnolence. Des exemples similaires pourraient être donné pour chaque autre pays capitaliste.

La méthode de Marx

Les surprenantes affirmations reprises dans le Manifeste ne sont pas le fruit d’un hasard. Elles découlent de la méthode scientifique du marxisme, le matérialisme dialecti­que ou de son application concrète à l’Histoire, le matérialisme historique. Les bases théoriques marxistes de l’histoire avaient déjà été mises par écrit dans la Sainte Famille et l’Idéologie Allemande.

Il n’est pas inutile de rappeler que le socialisme et le communisme ne commen­cent pas avec Marx et Engels. Avant eux de grands penseurs, comme Robert Owen, Fourier, Saint Simon, avaient déjà défendu l’idée d’une société sans classe, basée sur la propriété commune. Déjà au 16ème siècle, Thomas Moore rédige son livre l’Utopie, décrivant une société communiste. Les premiers chrétiens aussi s’étaient organisés en communautés où la propriété privé avait été abolie, comme le révèle les Actes des Apôtres.

Marx et Engels qualifiaient tout ces courants de ‘socialistes utopiques’. Eux par contre défendaient un socialisme scientifique. Où se situe la différence? Pour les utopistes, le socialisme se résumait à une bonne idée, moralement désirable qu’il fallait prêcher aux hommes. En suivant ce raisonnement, ce système de société aurait pu être échafaudé il y a deux mille ans. A condition qu’ils aient raison, l’humanité aurait pu s’épargner beaucoup d’ennuis!

Marx et Engels, tentaient par contre d’expliquer que le socialisme nécessite une base matérielle, qui consiste en un niveau particulier de développement des forces producti­ves: l’industrie, l’agriculture, la science, la technologie. Le matérialisme historique explique comment le développement historique s’appuie en dernier lieu sur le développement des forces productives. Cette affirmation est probable­ment une des plus déformées par les adversaires du marxisme, qui nous assurent que Marx et Engels, ‘réduisent tout à l’économie’. Les auteurs du Manifeste, ont répondu maintes fois à cette caricature grossière, comme le souligne une lettre devenue célèbre de Engels à Bloch: ‘selon la conception matérialiste de l’histoire, l’élément déterminant de l’histoire est en dernier lieu la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé plus que cela: par conséquent, si quelqu’un l’interprète en transformant l’affirmation que l’élément économique serait l’unique déterminant, il le transfor­me en une phrase sans sens, abstraite et absurde. La situation économique est la base, mais les diverses parties de la superstructure: les formes politiques de la lutte de classe et ses conséquences, les constitutions établies par la classe victorieuse après avoir gagné la bataille etc., les formes juridiques et par conséquence, même les reflets de toutes ces luttes réelles dans les cerveaux des combattants: les théories politiques, juridiques, les idées religieuses et leur développement ultérieur qui se converti en système de dogmes, exercent aussi une influence sur le cours de luttes historiques et dans de nombreux cas sont prépondérants dans la détermination de leur forme’.

Il est évident que la religion, la politique, la morale, la philosophie joue un rôle dans le processus historique. Cependant, et en dernier lieu, le succès d’un système socio-économique dépend de sa capacité à satisfaire les nécessités de base des êtres humains. Avant de pouvoir développer des idées religieuses, politiques et philosophiques, les gens ont besoin de pouvoir se nourrir, de s’habiller et d’avoir un toit. Dès l’aube de l’humanité, les hommes et les femmes ont dû lutter pour satisfaire ces nécessités et pour l’écrasante majorité de la population cela reste le cas.

En un moment déterminé, surgit la division du travail, qui coïncide historique­ment avec la division de la société en classes sociales. Un énorme pas en avant, qui pour la première fois permet la création d’un surplus social et la naissance d’une classe libérée de la nécessité de travailler, la classe dominante qui vit du travail des autres: dans l’Antiquité, c’étaient les esclaves; sous le féodalisme, c’étaient les serfs et en dernier lieu les travailleurs salariés sous le capitalisme.

Malgré toutes les souffrances, vexations et injustices provoquées par le système de classe, d’un point de vue marxiste, c’est à dire d’un point de vue scientifique et non moraliste, celles-ci ont propulsé la société en avant. Les avancées les plus brillantes de la science, de l’art, et de la philosophie grecque et romaine avaient été rendues possibles grâce au travail des esclaves, que les Romains qualifiaient de ‘instrumentum vocale’, ‘un outil doté d’une voix’ (la vraie situation des travailleurs n’a d’ailleurs pas tellement changé depuis!). Le surplus social servait à émanciper une minorité d’exploiteurs, mais non à émanciper la majorité, dont l’esclavage était le préalable de la civilisation, engendrée par le développement des forces productives. Marx et Engels, expliquent, qu’une forme de société ne peut survivre que grâce au développement des forces productives, et ne disparaît pas avant d’avoir épuisé tout son potentiel. Sous cet angle-là un système socio-économique peut être comparé à un organisme vivant. Il naît, grandit et entre dans la force de l’âge et après un point culminant décline jusqu’à ce qu’il ait expiré son dernier souffle. Voilà une merveilleuse loi qui sert à expliquer le développement non seulement du capitalisme, mais de la société humaine en général. Pour la première fois elle nous permet de comprendre l’histoire non comme une chose sans le moindre sens, comme le produit du hasard, ni l’œuvre exclusive de ‘grands personnages’, mais comme un proces­sus possédant ses propres lois qui peuvent être comprises, comme n’importe quel autre aspect de la nature.

Charles Darwin, expliquait également que les espèces ne sont pas immuables, mais qu’elles ont un passé, un présent et un avenir qui change et évolue. Marx et Engels expliquent qu’aucun système socio-économique n’est figé et éternel. C’est l’illusion que vit chaque époque. Chaque système social s’imagine être l’unique forme possible d’existence pour l’humanité, que ses institutions, sa religion, sa morale représente le dernier rivage. Aussi bien les cannibales, que les prêtres religieux; Marie Antoinette que le Tsar, pensaient ainsi. C’est aussi le mode de pensée des bourgeois et de leurs chantres, qui nous assurent au­jourd’hui, sans la moindre base, que le mal nommé système de la ‘libre entrepri­se’ est ‘l’unique possible’, juste au moment où il s’écroule de toutes parts.

Réforme et Révolution

Actuellement, l’idée ‘d’évolution’ a pénétré profondément, pour le moins dans la conscience des personnes éduquées. Les idées de Darwin, tellement révoluti­onnaires à leur époque, sont presque devenues des lieux communs aujourd’hui. Néan­moins l’évolution en général est conçue comme un processus lent et graduel, sans interruption et sans sauts violents. En politique le même raisonne­ment sert à justifier le réformisme. Il s’agit là d’un lamentable malentendu. La compréhension de l’authenti­que mécanisme de l’évolution reste hermétique­ment clos pour la grande majorité. Pas étonnant, car Darwin lui-même ne le saisissait pas non plus. C’est seulement depuis la dernière décennie, que les nouvelles découver­tes en paléontologie menées par Stephen J. Gould, auteur de la théorie des “équilibres interrompus”, ont prouvé que l’évolution ne ressemble en rien à une processus graduel. Pendant de longues périodes aucun grand changement n’est observable lorsque soudain la ligne de l’évolution est rompue par une explosion, une véritable révolution biologique, caractérisée par l’extincti­on de certaines espèces et l’avènement rapide de certaines autres. La recherche historique la plus superfi­cielle révélera tout de suite le mensonge de l’interpréta­tion graduelle. La société, tout comme la nature connaît de longues périodes de changement lent et graduel jusqu’à ce que cette ligne soit interrompue par des moments explosifs, des guerres et des révolutions, par lesquels le processus connaît une brusque accélération. En réalité ce sont ces événements qui agissent comme la principale force motrice de l’histoire. La cause profonde de ces convulsions est le fait que le système socio-économique a atteint ses limites et qu’il ne réussit plus à développer les forces productives comme il le faisait avant.

‘L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des clas­ses’, commence d’emblée le Manifeste. Mais qu’est ce que la lutte des classes? Ni plus ni moins que la lutte pour la répartition de l’excédent produit par la classe ouvrière. Cette lutte sera toujours inévitable aussi longtemps que les forces productives n’auront pas atteint un niveau de développement permettant l’abolition de la misère et de la pénurie de produit, non seulement pour une minorité privilégiée mais pour tous. Le socialisme, n’est pour cela par seulement ‘une bonne idée’ qui pourrait être appliquée quel que soit la situation. Le socialis­me a une base matérielle, qui consiste en un développement de l’indus­trie, de l’agriculture, de la science et de la technologie.

Déjà dans, l’Idéologie Allemande, rédigée en 1845-46, Marx et Engels, expli­quaient que le socialisme présuppose ‘une grande croissance des forces productives, un niveau élevé de développement, à défaut ce serait seulement la pénurie qui se généraliserait et ainsi la pauvreté commencerait à nouveau et de pair avec la lutte pour l’indispensable et tout le vieux fatras reviendrait à la surface’.

Sous l’expression de ‘vieux fatras’, Marx et Engels entendaient l’inégalité, l’exploitation, l’oppression, la corruption, la bureaucratie, l’Etat et tous les maux endémiques de la société de classe. Aujourd’hui suite à la chute du stalinisme en Russie, les ennemis du socialisme essaient de démontrer que le socialisme est impossible à réaliser. Mais ils oublient un petit détail: la Russie d’avant 1917 était un pays beaucoup plus arriéré que ne l’est l’Inde aujourd’hui. Lénine et les bolcheviques, qui connaissaient parfaitement les écrits de Marx, savaient bien que les bases matérielles pour le socialisme étaient absentes en Russie. Jamais par contre, Lénine et Trotski, n’ont eu en tête l’idée d’une révolution nationale, de la construction du ‘socialisme dans un seul pays’ et surtout pas dans un pays arriéré comme la Russie.

Lénine et les bolcheviques, ont pris le pouvoir en 1917 avec la perspective d’une révolution mondiale. La prise de pouvoir en Russie, a puissamment impulsé la révolution dans le reste de l’Europe, en commençant par l’Allemagne. Dans ce pays, c’est la lâcheté et la trahison des dirigeants sociaux-démocrates qui réussit à sauver le capitalisme. Le monde a payé un lourd tribut pour ce crime sous la forme des convulsions économiques et sociales de l’entre-deux guerres, le triomphe de Hitler en Allemagne, la guerre civile en Espagne et finalement les horreurs de la dernière guerre mondiale.

Ce n’est pas le lieu ici pour analyser tout le processus qui s’est déroulé après 1945. Il suffit de dire que le capitalisme réussit pendant un temps, en mettant en place les mécanismes cités antérieurement, a maintenir une certaine stabilité, au moins dans les pays avancés d’Europe Occidentale, le Japon et les Etats Unis. Mais même à cette époque, les contradictions de base n’allaient pas se dissiper. Deux tiers de l’humanité allait vivre ces années, comme celles de la misère, de la faim, de la guerre, de révolutions et de contre-révolutions sans égal. Les pays industrialisés allaient eux vivre le plein emploi, l’Etat Providence et la croissance du niveau de vie.

Ces aspects ont renforcé l’idée que le capitalisme avait résolu ces problèmes, que le chômage était relégué au passé, que la lutte des classes était périmée et que (naturellement) le marxisme était désespérément dépassé. Ces idées semblent aujourd’hui tellement ironiques. Trente millions de chômeurs à l’Ouest et l’attaque brutale contre le niveau de vie dans tout les pays ont exacerbé les contradictions entre les classes. Les magnifiques mobilisations de la classe ouvrière française en décembre 1995 ont été suivies par une mobilisation non moins impressionnante en Allemagne contre les assainissements.

‘L’être social détermine la conscience’. Cette affirmation est une des autres grandes idées du matérialisme historique. Tôt ou tard, les conditions sociales trouvent leur chemin dans la conscience des gens. Certes la relation entre les processus qui ont lieu dans la société et la forme de leur reflet dans la tête des hommes et des femmes n’est ni automatique ni linéaire. Si c’était le cas nous vivrions déjà sous le socialisme depuis longtemps! Contrairement à ce que prétendent les idéalistes, la pensée humaine en général n’est pas progressiste, sinon profondément conservatrice. Dans des périodes ‘normales’, les gens ont tendance à s’accrocher à ce qu’ils connaissent. Ils préfèrent croire à des idées, à la morale, aux institutions, aux partis et aux dirigeants qui semblent avoir ‘tou­jours existés’.

Engels, soulignait qu’il y a des moments dans l’histoire où une journée semble durer 20 ans, mais il y a aussi d’autres moments ou l’histoire de 20 années est concentrée en 24 heures. De longues périodes ne semblent pas apporter le moindre changement. Mais sous des apparences de tranquillité, s’accumulent un mécontentement énorme, une frustration et une rage contenues. A un certain moment ceci aboutit à une explosion sociale. En période de crise les gens commencent à penser de façon indépendante, agissent en tant qu’hommes et que femmes libres, comme protagonistes et non plus comme des victimes passives. Ils cherchent alors une cause et une organisation, ils commencent à militer dans leurs syndicats et leur partis de masses avec l’intention de changer la société.

Un chapitre très important du Manifeste qui n’a pas assez été compris est celui consacré aux ‘Prolétaires et les communistes’ où nous lisons le passage suivant: ‘Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent aucun principe particulier sur lequel ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points: dans les différentes luttes nationales des prolétai­res ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat et dans les différentes phases de luttes que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans son ensemble. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres: théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.’

Ces lignes ont une importance capitale, car elles mettent en lumière la méthode de Marx et de Engels, qui prenaient toujours comme point de départ le mouvement réel de la classe ouvrière, du prolétariat comme il est et non comme on voudrait qu’il soit. Cette méthode n’a rien à voir avec le sectarisme stérile de ces groupuscules révolutionnaires qui existent à la marge du mouve­ment ouvrier, sans le moindre contact avec la réalité.

Pour un marxiste, un parti est avant tout, un programme, des idées, des méthodes et des traditions et ensuite seulement une organisation pour amener ces idées dans la classe ouvrière. Tout au long de son histoire, la classe ouvrière a mis sur pied des organisations de masse en défense de ses intérêts et pour changer la société. En commençant par les syndicats, les organisations de base des travailleurs, les travailleurs commenceront à se rendre compte à un moment donné que la seule lutte revendicative est insuffisante. Dans les conditions actuelles cette conclusion est absolument inéluctable. Mais sans la lutte quotidienne pour avancer sous le capitalisme, la révolution socialiste serait impensable. C’est dans les grèves et les manifestations, que les travailleurs s’organisent et commencent à acquérir une conscience de classe. Mais pour chaque grève qui se termine en victoire, un nombre beaucoup plus élevé finit en défaite. Et même quand on obtient par exemple une augmentation salariale, celle-ci est grignotée par l’inflation. Le chômage, les privatisations, les coupes sombres dans les dépenses publiques, les lois anti-syndicales font partie du domaine politique et doivent être combattus syndicalement non seulement dans les entreprises mais aussi en s’organisant politiquement.

Les syndicats, les partis socialistes et les partis communistes ont été créés par la classe ouvrière suite à des générations de luttes et de sacrifices. Les travailleurs n’abandonnent pas facilement leurs organisations traditionnelles, sans les avoir mises de nombreuses fois à l’épreuve. Mais les organisations des travailleurs n’existent pas dans le vide. Elles subissent la pression de la bourgeoisie, exercée en particulier sur les directions, qui actuellement n’ont jamais été aussi éloig­nées de la classe ouvrière. En absence d’une politique marxiste ferme, les dirigeants ont tendance à plier sous ces pressions. Ils s’accommodent des idées de la classe dominante, qui comme l’explique Marx, sont les idées dominantes de chaque époque. Quand les travailleurs ne participent pas activement à leurs organisati­ons, les pressions des classes dominantes redoublent de vigueur. Voilà l’explica­tion la plus fondamentale du virage à droite qui s’est produit au sein des directions des partis ouvriers (pas seulement socialistes mais aussi commu­nistes) ces derniers temps. Mais ce processus a aussi ses limites. Le virage à droite, qui s’est exprimé dans des attaques constantes contre le niveau de vie dans tous les pays, balise le terrain pour un tournant radical vers la gauche ces prochaines années. ‘Chaque action provoque une réaction égale et contraire’, non seulement en physique mais aussi en politique. Toute l’histoire démontre une chose: rien ni personne ne peut rompre la volonté inconsciente de la classe ouvrière de transformer la société. Mais l’histoire nous enseigne également que sans programme scientifique, sans perspective claire, il est impossible de mener à terme une transformation socialiste. Ces choses ne tombent pas du ciel. Elles ne peuvent pas non plus être improvisées quand les masses sont déjà en rue. Il faut les préparer minutieusement. Il faut gagner et former des cadres marxistes, intégrés dans les entreprises, dans les écoles et les universités, dans les syndi­cats et les partis ouvriers. Il s’agit de mener un travail révolutionnaire patient et persistant, préparant le terrain pour les grands événem­ents qui se rapprochent en Europe et dans le monde.

Marx et Engels, étaient des jeunes gens âgés respectivement de 29 et de 27 ans quand ils écrivent le Manifeste. C’était une période très noire de réaction, pendant laquelle la classe ouvrière semblait vaincue et immobile. Les auteurs du Manifes­te se trouvaient en exil à Bruxelles, réfugiés politiques fuyant le régime réactionnaire du Roi de Prusse. Malgré cela, quand le Manifeste sortit pour la première fois en 1848, la révolution avait éclaté en France et quelques mois plus tard à peine elle s’étendait à toute l’Europe. Aujourd’hui, le système capitaliste est en crise à l’échelle mondiale. C’est pour cela que la victoire de la classe ouvrière dans n’importe quel pays important peut devenir le signal de départ d’un processus révolutionnaire qui entraînera son seulement l’Europe mais le monde entier.

Londres, 20 juin 1996