L’année 1968 fut marquée par une vague de mobilisations révolutionnaires à une échelle mondiale qui s’est aussi étendue à des pays dits “du sud”. C’était le cas du Mexique où un mouvement étudiant secouait une société alors complètement cloisonnée.

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Lorsque l’on parle de 1968, on pense souvent au mouvement de mai 68 en France. Nous devons toutefois rappeler que mai 68 s’inscrivait dans une vague de mobilisations d’ampleur mondiale qui s’étendait des États-Unis au Mexique en passant par le Pakistan. C’était la fin d’un cycle de croissance qui a permis à l’économie mondiale de croître durant trois décennies à un rythme jamais connu dans l’histoire. Mais cette prospérité des trente-glorieuses avait un coût: il fut payé par les travailleurs soumis à des cadences de travail suffocantes. Les mobilisations sociales de 1968, amorcées par la lutte étudiante, permettront ainsi de faire sauter toutes ces contradictions à la surface. Mais contrairement à l’exemple français, au Mexique, la lutte ne s’est guère étendue aux travailleurs et a finalement été écrasée dans le sang. Nous analyserons plus en détails l’exemple mexicain.

Croissance stabilisatrice au Mexique

En 1968, le Mexique devait accueillir les Jeux Olympiques d’été, ce qui était une occasion pour la bourgeoisie mexicaine de montrer au monde entier que le pays était à la hauteur des grandes nations. C’était l’époque dorée du capitalisme mexicain. À la fin des années 30, le gouvernement nationaliste de Lázaro Cárdenas va mener quelques nationalisations qui vont poser les bases pour le développement ultérieur des industries. Dès les années 40, on verra un fort développement des infrastructures et d’industries nationales sous l’impulsion étatique. Toutefois, l’exportation de biens agricoles, surtout après la fin de la guerre mondiale, a aussi joué un rôle important pour couvrir le déficit extérieur. À la fin des années 50, la part des exportations agricoles diminue et pour éviter de devoir dévaluer la monnaie, le Mexique s’engage dans des emprunts étrangers augmentant une dette extérieure qui lui sera fatale plus tard. Enfin, les années 60 sont marquées par la plus grande expansion industrielle, le poids de la manufacture dans le PIB passe de 17,9% dans la période 1950-1960 à 21% dans la période 1960-1970. L’année 1968 se situe donc au sommet de cette période de prospérité. Néanmoins, cette dernière contraste avec une société toujours autoritaire où toute contestation est strictement contrôlée par le pouvoir en place.

Le PRI et le syndicalisme corporatiste

Le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) gouvernait le Mexique sans partage depuis la révolution mexicaine des années 10. Bien qu’étant le parti de la bourgeoisie mexicaine, il pouvait compter sur l’incorporation des syndicats à l’État dont la puissante Centrale des Travailleurs Mexicains (CTM) ce qui permettait de garder les mobilisations ouvrières sous contrôle. Toute voix dissidente était fortement réprimée et accusée d’entraver le développement national et de « promouvoir le communisme ». C’est pour ces raisons que la revendication pour une indépendance des syndicats vis-à-vis de l’État sera très importante et accompagnera souvent d’autres revendications comme des meilleurs salaires.

La situation des universités

Pour mieux comprendre le mouvement étudiant de 1968, il faut comprendre le contexte universitaire du pays. L’extension du système universitaire était allé de pair avec la croissance économique des décennies précédentes mais il était très important dans les années 60, où le nombre d’étudiants à l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM), principal établissement du pays, passe de 63’000 à 87’400 entre 1961 et 1967. Par son importance, l’UNAM était prioritaire par rapport à d’autres établissements dans les budgets de l’État. Néanmoins, ce n’était pas suffisant pour faire face à la forte croissance et on constatait une situation similaire et pire à celle des universités des pays du nord: manque d’infrastructures adéquates, manque de personnel, formation à la baisse, et surtout une forte mainmise de l’État dans les affaires universitaires notamment par du favoritisme dans la désignation des recteurs. L’entrée des étudiants de couches modérées dans les universités permettront de transposer le malaise général qui régnait dans la société dans le milieu étudiant. C’est pour ces raisons que non seulement un meilleur accès à l’éducation universitaire sera exigé par le mouvement de 1968 mais aussi une véritable démocratisation des institutions universitaires et de la société.

Le mouvement étudiant de 1968

Au-delà de l’apparence de “progrès” que vivait le Mexique à la fin des années 60, la lutte étudiante a permis d’exprimer les profondes contradictions existantes dans la société et de raviver la contestation sociale. Inspirée par les mouvements de mai 68 en Europe, les luttes des droits civiques aux USA et surtout par l’exemple de Cuba et du Che, vers la fin du mois de juillet 1968 éclata une grève dans les principaux établissements universitaires mexicains. L’élément déclencheur fut, en réalité, assez banal et hasardeux. Deux manifestations simultanées, une convoquée par des étudiants proches du PRI et une autre convoquée par des étudiants communistes, se sont croisées le 26 juillet 1968. Elles ont été accueillis brutalement par la police. Suite à la répression, un sentiment d’indignation et de colère s’est imposé aux universités. L’intervention des forces policières dans les universités fut la goutte qui fit déborder le vase. Progressivement, les étudiants commencèrent à occuper les installations universitaires, principalement à l’UNAM mais le mouvement s’est rapidement étendu aux autres établissements. Dans un premier temps, ce développement s’est fait de manière très spontanée à partir de “Comités de lutte” qui étaient les noyaux démocratiques de base. Néanmoins, un pas qualitatif énorme a été fait avec la création, le 8 août, du Conseil National de Grève dont l’objectif était de coordonner les différents établissements en lutte et d’élaborer des objectifs plus ou moins clairs. Le conseil dirigeait une grève de plus de 250’000 grévistes, dont une écrasante majorité venait de la seule ville de Mexico. Toutefois, dans les rues la participation était plus importante avec au moins 300’000 personnes dans la manifestation du 27 août, ce qui était très significatif dans une société sclérosée. A défaut d’avoir des moyens médiatiques pour diffuser leurs idées, des brigades étaient mises en place afin d’aller dans les rues pour expliquer à la population les revendications des grévistes.

Le rôle de la gauche et des travailleurs dans le mouvement

Bien que des travailleurs et des secteurs isolés aient exprimé leur sympathie au mouvement, il manquait une présence organisée et massive de la classe ouvrière mexicaine. Une telle participation aurait fait la différence et aurait pu faire plier le gouvernement. Un des empêchements était un fort contrôle des syndicats corporatistes. Cela rendait difficile l’organisation indépendante des travailleurs bien qu’il existait une hostilité croissante chez les travailleurs vis-à-vis de leurs directions syndicales. La mobilisation étudiante a justement donné l’impulsion pour rompre avec ce contrôle : de nombreux ouvriers ont participé spontanément au mouvement. Mais il manquait une organisation capable de faire le pont entre les luttes étudiantes et les luttes ouvrières et d’offrir une perspective révolutionnaire pour rompre avec le régime du PRI. Il y avait un amas de groupuscules qui participaient au mouvement, néanmoins, aucun n’était en mesure de jouer un rôle considérable.

Massacre de Tlatelolco

Les mobilisations se sont poursuivies durant des semaines et le gouvernement répondait par la répression et des interventions militaires dans les universités. Mais à l’approche des J.O., le coup de grâce fut donné au mouvement. Le 2 octobre, dans un meeting organisé à la Place des Trois Cultures à Mexico, le régime ouvrit le feu contre les manifestants tuant plus de 500 et blessant plus de 2000. Ainsi fut tué dans le sang le mouvement étudiant de 1968.

Le 6 décembre 1968 fut dissout le Conseil national de grève. Toutefois, bien que le mouvement ait échoué, il aura une influence sur des luttes ultérieures notamment ouvrières. Durant les années 70, quand la croissance économique mexicaine commençait à ralentir, verront le jour toute une série de luttes ouvrières dans ce qu’on appellera “la insurgencia obrera” (insurrection ouvrière). D’autres secteurs se sont orientés plutôt vers la lutte de guérilla. Enfin, l’importance de ces luttes obligeront le PRI à mener une certaine ouverture politique à la fin des années 70.

Conclusion

Durant 100 jours, les étudiants mexicains ont mené une lutte héroïque contre le régime du PRI qui maintenait un contrôle presque total sur la société mexicaine. Toutefois, malgré leur courage, ils n’ont pas été en mesure de faire plier le gouvernement qui a fini par massacrer le mouvement. Le mouvement étudiant mexicain s’inscrivait dans toute une vague de mobilisations au niveau mondial qui nous ont fait voir que la prospérité d’après-guerre était bâtie sur du sable. Ces expériences sont précieuses et méritent d’être étudiées avec attention pour en tirer des enseignements; c’est la meilleure manière d’honorer la mémoire de ceux qui ont péri que de pouvoir continuer leur lutte et être en mesure de vaincre. La plus grande raison de la défaite du mouvement de 68 au Mexique repose dans l’absence de la classe ouvrière organisée qui auraient pu faire pencher la balance en faveur du mouvement. En France, le mouvement a pu aller plus loin justement car la classe ouvrière est entrée sur scène et menaçait sérieusement le pouvoir de De Gaulle. Dans les conditions mexicaines, ceci aurait pu prendre un caractère encore plus révolutionnaire qui aurait balayé en un rien le pouvoir du PRI tout-puissant.

50 ans après, la situation n’est guère mieux. Au Mexique comme en France, les gouvernements bourgeois mènent des contre-réformes détruisant tout ce qui reste des conquêtes sociales des travailleurs. Pour y faire face, nous devons raviver l’héritage révolutionnaire de 68 et finir le travail que nos ancêtres n’ont pas pu achever.

BC
JS Genève