L’éclatement de la bulle immobilière en été 2007 a révélé une profonde crise sociale. La crise bancaire et financière qui a suivi, la propagation à l’économie réelle, la crise de la dette souveraine et la crise de l’euro représentent un tournant historique dans le développement de la société capitaliste.

Ces événements n’ont été que le début d’une nouvelle phase dans l’histoire mondiale. Cette phase se caractérise par un développement économique stagnant avec des chutes récurrentes, des turbulences et instabilités politiques, des changements dans les rapports de pouvoir et des frictions géopolitiques, des guerres et des conflits armés. Viennent également les luttes sociales et politiques et la résistance des masses, qui sont les seules à pouvoir offrir une issue à cette course vers l’abîme. En ce sens, notre période actuelle est une « crise organique » telle que l’a définie le marxiste révolutionnaire Antonio Gramsci (1891-1937) dans l’entre-deux-guerres.

Dans la première partie de cet article, nous aimerions donc aborder brièvement le concept de crise organique. Dans un deuxième temps, nous nous tournons vers la théorie marxiste des crises, avec laquelle les crises peuvent être expliquées comme une composante nécessaire du mode de production capitaliste. Mais pour comprendre la spécificité de la crise actuelle, nous devons dans une troisième étape examiner les développements qui ont conduit à la situation actuelle. Dans la dernière partie, nous allons enfin essayer de comprendre la crise actuelle dans son caractère organique. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons développer une réponse sociale aux grands défis de notre temps.

Le concept de la crise organique

Dans la continuation de Marx, Gramsci utilise le terme de crise « organique » pour les distinguer des crises «  cycliques » qui se produisent régulièrement dans le capitalisme. Une crise organique diffère d’une crise cyclique ou « conjoncturelle » par son ampleur et sa profondeur. Aujourd’hui, des « contradictions irrémédiables » apparaissent dans la structure sociale[1]. La crise englobe l’ensemble du contexte social dans une multitude de crises spécifiques qui se chevauchent, s’entrelacent et se renforcent mutuellement. Une telle crise signifie toujours aussi une perte de légitimité pour les dirigeants et leurs institutions étatiques, dans lesquelles les masses ne se voient plus représentées, ce que Gramsci approfondit avec les termes « crise hégémonique »  et « crise d’autorité ».

Pour Gramsci, une crise organique consiste dans le fait que « l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »[2]. Un changement profond est inévitable car l’état actuel des choses ne peut plus continuer. Ce sont les luttes sociales et politiques qui déterminent la direction de ce changement. L’issue de la crise dépend des rapports des forces et des luttes de classe. Soit la classe dirigeante réussit à maintenir le capitalisme d’une manière différente, soit une révolution sociale résout la crise dans le sens des opprimés. Cet « interrègne », avec tous ses « phénomènes morbides » et ses luttes, peut persister pendant un certain temps.

Dans les années 1930, le révolutionnaire russe Léon Trotski utilisa aussi le concept de crise organique de tout le système capitaliste pour faire la différence avec une crise cyclique ou même accidentelle[3]. Tant Gramsci que Trotski savaient à l’époque qu’il ne s’agissait pas d’une « crise finale » du système. Le capitalisme se redressera toujours s’il n’est pas renversé par la classe ouvrière consciente. Les deux marxistes se sont également opposés à l’idée qu’une crise économique et l’appauvrissement qu’elle entraînerait créeraient mécaniquement une conscience de classe et conduiraient les masses à une révolution victorieuse : « On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des événements fondamentaux ; elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui impliquent tout le développement ultérieur de la vie de l’État[4]. »

En nous basant sur Gramsci et Trotski, nous entendons donc par « crise organique » une crise structurelle prolongée, à plusieurs niveaux, qui remet en question le maintien du système capitaliste dans son ensemble. Une telle crise organique ne doit donc pas être comprise comme une simple crise économique, car elle est indissociable de la crise politique et idéologique. Gramsci nous rappelle qu’une crise organique est un processus complexe avec « de multiples manifestations dans lesquelles les causes et les effets se complexifient et se croisent[5] ». Il est nécessaire de combattre quiconque veut trouver une cause unique à la crise.

Toutefois, pour comprendre ce processus complexe de la crise organique actuelle, nous devons prendre comme point de départ les lois générales des mouvements du mode de production capitaliste que Marx avait découvertes

L’explication marxiste des crises capitalistes

Sous le capitalisme, on produit des marchandises pour l’échange. L’argent est la marchandise particulière avec laquelle un tel échange peut être effectué. Or, l’argent qu’un propriétaire de marchandises possède après la vente de ses marchandises ne doit pas nécessairement être dépensé immédiatement. Cela comporte la possibilité que la « circulation des marchandises » soit interrompue et que certaines marchandises ne trouvent plus d’acheteurs – une crise survient[6]. Puisque dans une telle situation il y a plus de marchandises disponibles qu’il n’est possible d’en vendre, nous parlons d’une « crise de surproduction » : une « épidémie », comme l’écrivent Marx et Engels, « qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité[…]. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée »[7].

Mais pourquoi devrait-il y avoir une interruption du processus de circulation – et donc une crise ? Nous trouvons la solution dans le fait que le processus qui anime la vente et celui qui rend possible l’achat suivent des logiques différentes. Dans le capitalisme on produit pour vendre de façon profitable, en revanche, on ne consomme que ce qui peut être acheté avec l’argent disponible. Or, le capitalisme a une tendance inhérente à étendre la production de biens de consommation plus vite que la demande : « la cause ultime d’une crise réelle se ramène toujours à l’opposition entre la misère, la limitation du pouvoir de consommer des masses, et la tendance de la production capitaliste à multiplier les forces productives, comme si celles-ci avaient pour seule limite l’étendue absolue de la consommation dont la société est capable[8] » (Marx, Capital, Tome III). Ou selon Rosa Luxemburg : les crises constituent « la seule méthode possible à l’intérieur du capitalisme, et donc normale, pour corriger périodiquement le déséquilibre existant entre la capacité d’expansion illimitée de la production et les limites étroites du marché[9] ».

Le but de la production capitaliste n’est pas la consommation ou la satisfaction des besoins, mais l’augmentation de l’argent. Les capitalistes investissent de l’argent pour avoir plus d’argent dans leurs poches à la fin de la journée. Pour ce faire, le capitaliste achète la marchandise « force de travail » qui a la capacité unique de créer plus de valeur qu’elle ne possède elle-même. La différence entre le salaire payé et la valeur du produit est appelée « plus-value », dont le « profit » est une partie. Cependant, cette plus-value doit alors être « réalisée » par la vente de la marchandise, sinon la production s’est faite en vain aux yeux des capitalistes. Cette plus-value réalisée sur le marché doit ensuite être réinvestie dans la production afin que le capital puisse être « valorisé » et étendu. Marx appelle cela « l’accumulation de capital ».

L’accumulation du capital est le moteur du capitalisme. Si le capitaliste ne se soumet pas à la contrainte de réinvestir et d’accumuler, il sera éliminé par la concurrence. Afin de suivre le rythme ou même d’obtenir un avantage sur ses concurrents, il doit augmenter sa productivité en investissant dans des méthodes économisant le travail, des nouvelles machines et des nouvelles technologies. S’il réussit à produire de manière plus productive et moins chère que ses concurrents, il peut réaliser un « surplus-profit » sur le marché. La recherche de ces surplus-profits conduit au développement permanent des forces productives, à la révolution constante de la technologie – d’où tout le côté dynamique et progressiste du capitalisme. Néanmoins, puisqu’il faut produire toujours plus et sans tenir compte des limites possibles des débouchés, il en découle également nécessité des crises et toute la force destructrice du capitalisme.

Surproduction et suraccumulation

Si la demande pouvait toujours suivre le rythme de cette expansion continue de la production, il y aurait au maximum un problème environnemental. Cependant, aux rapports de production capitalistes décrits ci-dessus est également inhérente une tendance à restreindre la capacité de consommation de la majorité de la population. Si le salaire est toujours inférieur à la valeur des marchandises nouvellement créées et si les salaires doivent être poussés vers le bas afin d’augmenter la plus-value, alors les travailleurs ne peuvent jamais racheter les biens qu’ils ont produits. Le fait qu’il n’y ait pas de crise permanente de surproduction malgré cette circonstance est dû au fait que la production capitaliste peut créer de nouveaux marchés pour elle-même.

Puisque les capitalistes investissent une partie de leur plus-value dans les moyens de production (les matières premières, les machines, les infrastructures, mais aussi les produits de luxe pour les capitalistes ont une fonction similaire), une partie entière de l’économie, qui dépend seulement indirectement du pouvoir d’achat des masses est créée. Cela crée des nouveaux marchés pour le capital et la contradiction entre la production sans limites et la consommation limitée peut être surmontée pendant un certain temps. Cependant, les investissements dans les moyens de production ne font qu’augmenter encore plus les capacités de production. Les barrières du marché rattraperont à nouveau la production sur une échelle supérieure.

Lorsque les marchés sont saturés, une crise survient. Les produits ne peuvent plus être vendus et la plus-value ne peut plus être réalisée. Les entreprises produisent en dessous de leurs possibilités ou ne produisent plus du tout, mettent leurs travailleurs à la rue ou font faillite. Les capacités de production étant trop élevées, elles n’investissent plus dans la création de valeur. Cette surproduction de capital qui ne peut être réinvestie de façon profitable nulle part est ce que nous appelons une «  suraccumulation ».

« Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? », demandent Marx et Engels, en donnant eux-mêmes une brève réponse : « D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir[10]. »

La route vers la crise organique….

Cette description des lois générales du mouvement  du capitalisme et de sa tendance à la suraccumulation, qui aboutit finalement à une crise de surproduction, s’applique de manière exemplaire à la crise organique actuelle. Mais elle s’applique aussi aux crises conjoncturelles. Celles-ci peuvent être limitées dans leur intensité et leur portée géographique ou ne couvrir que certains secteurs de l’économie sans se transformer en crise générale. De telles crises économiques ne mettent pas nécessairement en danger l’accumulation capitaliste et l’exercice du pouvoir de la bourgeoisie, mais peuvent même avoir un effet dynamique sur elles : « Aussi fort que ces crises affectent les conditions de vie de nombreuses personnes, la destruction et la dévaluation du capital réduit la tendance à la suraccumulation, crée les conditions pour la redistribution de la plus-value en faveur des profits, améliore les conditions de l’exploitation du capital, force l’adaptation des réglementations sociales[11] ».

Pour comprendre la situation actuelle et concrète de la crise, l’explication générale ci-dessus ne suffit pas. Marx note : « la crise réelle ne peut être représentée qu’en partant du mouvement réel de la production, de la concurrence et du crédit capitalistes[12] ».

Il est clair qu’au-delà des crises cycliques doit émerger tôt ou tard une crise généralisée. Le capital doit s’étendre continuellement – de manière plus exponentielle que linéaire – et les possibilités de valorisation du capital sont inévitablement à la traîne. En conséquence, la tendance à la suraccumulation devient de plus en plus générale, affectant des parties de plus en plus importantes de l’économie dans son ensemble. Les pays industrialisés et l’économie mondiale étaient entrés dans une telle crise généralisée dans la phase de la crise pétrolière de 1973. L’issue de cette crise est la clé pour comprendre la situation actuelle. Parce que « la crise actuelle trouve son origine dans les mesures prises pour surmonter la crise dans les années 1970 », comme nous le rappelle David Harvey[13].

Après que cette crise n’a pu être résolue par des mesures keynésiennes, la bourgeoisie a lancé une attaque « néolibérale » dès le début des années 1980 qui suivait une logique simple : « rétablir le taux de profit avec tous les moyens disponibles[14] ». Les mesures de la classe dominante pour ce faire peuvent être divisées en quatre catégories : 1. Destruction du pouvoir du mouvement ouvrier et des syndicats (réduction mondiale des salaires et des prestations sociales, intensification du travail, en même temps que des réductions d’impôts pour les entreprises), 2. privatisation de l’ancien secteur public, 3. ouverture par la force de nouveaux marchés et libéralisation du commerce mondial (« mondialisation »), 4. dérégulation des marchés financiers et endettement par le crédit.

Néanmoins, même si toutes ces mesures brutales de la phase néolibérale ont rétabli les taux de profit des capitalistes aux dépens des salariés, elles n’ont jamais réussi à résoudre le problème de la suraccumulation. Déjà depuis les années 1980, il devenait difficile de trouver des opportunités d’investissement rentables pour le capital excédentaire – et cela malgré le fait que l’ouverture du marché chinois et l’effondrement de l’URSS ont à nouveau créé d’énormes débouchés et marchés du travail[15].

… et le rôle du crédit

En conséquence du manque de possibilités d’investissement dans l’économie « réelle », une part de plus en plus importante du capital a été investie dans les secteurs improductifs de l’économie financière, ainsi que dans les secteurs de l’immobilier et des assurances : un développement que les États ont par ailleurs encouragé par la dérégulation des marchés financiers. Cependant, sans créer de plus-value, le profit y est au contraire réalisé par la spéculation, ce qui conduit nécessairement à la formation de bulles qui doivent, tôt ou tard, éclater.

Parallèlement, une méthode importante pour maintenir l’économie en croissance malgré la suraccumulation a été l’énorme expansion du système de crédit et donc, comme conséquence, de la dette publique et privée. Comme Marx l’a déjà constaté, le système de crédit offre la possibilité d’étendre la consommation au-delà des limites du marché. Ainsi, la crise est retardée, mais seulement au prix d’éclater encore plus fort à un moment plus tard. Par l’octroi de crédits bon marché et risqués, notamment dans le secteur immobilier, on a créé artificiellement une demande. De cette manière, il a été possible de continuer à produire, à construire et à acheter à crédit.

Nous connaissons le résultat de ce développement. Au cours de l’été 2007, la bulle immobilière américaine a éclaté et a entraîné l’industrie financière, les banques et finalement l’économie mondiale. Cependant, le fait que la bulle spéculative a déclenché la crise ne peut dissimuler le fait que les raisons de la crise résident dans l’économie réelle : nous nous trouvons dans une crise mondiale de surproduction.

La crise organique de notre temps…

Aujourd’hui, il y a des surcapacités massives dans l’industrie productive. En même temps, il y a d’énormes quantités de capitaux qui ne peuvent être investis de façon profitable nulle part. Cela signifie que dans la plupart des secteurs de l’industrie, il n’est pas possible de produire autant qu’il faudrait produire et vendre pour générer un profit acceptable pour les capitalistes. Si les entreprises produisaient autant qu’elles le pouvaient avec leurs capacités actuelles, elles ne pourraient plus vendre leurs produits. Cette tendance à la surproduction s’est d’autant plus accentuée par le fait que les salaires et donc le pouvoir d’achat ont dû être réduits depuis les années 1980 afin de préserver les profits des entreprises. Or, si personne n’a d’argent pour acheter quelque chose, la demande économique globale manque et les entreprises ne parviennent pas à écouler leurs produits.

Contrairement aux crises conjoncturelles, la bourgeoisie n’a aujourd’hui aucun moyen de résoudre cette crise structurelle. Ainsi, même les économistes bourgeois ne peuvent plus cacher leur pessimisme. Ils parlent de « stagnation séculaire[16] » (Larry Summers) et de « décennies sans croissance économique significative[17] » (OCDE). Le ralentissement de la croissance de l’économie chinoise et la crise profonde des marchés émergents (pays BRICS) qui l’accompagne depuis 2013 mettent en danger l’économie mondiale entière. La Chine a pu retarder la crise pendant plusieurs années grâce à un programme keynésien de stimulation de la demande d’une ampleur sans précédent. Cependant, les énormes investissements dans l’infrastructure et l’industrie n’ont fait qu’alimenter la suraccumulation et la surproduction. Dans ces circonstances, ce n’est qu’une question de temps avant que le prochain crash mondial ne menace d’arriver. Mais dans une telle situation, les gouvernements et les banques centrales auront épuisé toutes leurs munitions de mesures de politique économique : les taux d’intérêt directeurs sont pratiquement nuls, voire négatifs, la dette publique exorbitante rend les interventions de l’État pour stimuler la demande plus difficile et la politique d’argent bon marché (« Quantitative Easing ») n’est plus efficace. De leur côté, les politiques d’austérité et les attaques contre les conditions de travail se poursuivront, mais ne résoudront pas le problème et provoqueront en revanche des conflits sociaux et de la résistance.

Le taux de croissance minimum global pour maintenir le capitalisme est généralement fixé à trois pour cent. Pour y parvenir, selon le calcul fait par Harvey au début de la crise mondiale, « il faudrait trouver de nouvelles possibilités d’investissement profitables à l’échelle mondiale pour 1,6 billion de dollars en 2010 et, d’ici 2030, cette somme atteindrait près de 3 billions de dollars. En revanche, de nouveaux investissements de 0,15 billion étaient nécessaires en 1950 et de 0,42 billion en 1973 (en dollars indexés sur l’inflation)[18]». Or, il n’est pas clair où de nouveaux marchés aussi vastes pourraient émerger aujourd’hui. Les manières de sortir des deux dernières grandes crises structurelles (« organiques ») semblent aujourd’hui closes : la crise organique de l’entre-deux-guerres, autour du krach boursier de 1929, n’a été résolue que par la Seconde Guerre mondiale (destruction physique du capital et des forces productives ; industrie de guerre). Une telle « solution » guerrière peut cependant être exclue dans les circonstances actuelles de la technologie et des rapports de force mondiaux. La solution de sortie de la crise des années 70 n’offre pas de possibilité aujourd’hui non plus : les marchés sont déjà mondialisés et presque toutes les régions du monde sont plus ou moins complètement intégrées dans l’économie mondiale, le pouvoir du mouvement ouvrier traditionnel est brisé et les salaires sont donc bas, et les États et les ménages sont endettés à un niveau sans précédent. En même temps, les capitalistes continueront à spéculer, mais cela ne résoudra certainement pas du tout le problème de suraccumulation.

…et la nécessité du socialisme

Ainsi, les mots de Gramsci décrivent parfaitement notre crise organique actuelle : « Le contrôle de cette crise est justement rendu impossible par son ampleur et sa profondeur, qui atteignent un tel degré, que la quantité devient qualité : c’est une crise organiqueet non plus une crise conjoncturelle[19]. » Les forces productives ont été développées à un niveau si haut que le capitalisme atteint ses propres limites. En conséquence, cette crise structurelle globale a atteint aujourd’hui tous les niveaux : économique, financier, social, politique, idéologique, diplomatique, militaire et culturel. Les contradictions sociales éclatent maintenant ouvertement dans tous les domaines, les différents phénomènes de crise s’entrecroisent et se renforcent mutuellement dans une crise organique.

L’idéologie néolibérale, cette croyance quasi religieuse dans le marché (libre) et dans la liberté individuelle, qui maintenait la société unie dans une certaine mesure avant la crise de 2007/8 et réduisait presque au silence les résistances, perd de plus en plus sa crédibilité à mesure que le niveau de vie baisse et que l’insécurité augmente. Les masses ne se voient plus représentées dans l’ « establishment politique » et cherchent une nouvelle expression politique. Les partis qui constituaient les piliers de l’État pendant des décennies sont défiés par la gauche et la droite – la société se polarise. L’État réapparaît ouvertement comme violence répressive partout où les salariés et les opprimés ravagés par la crise se défendent. Les États-nations redeviennent de plus en plus importants et entrent en contradiction les uns avec les autres – l’UE se disloque sur la base de ses propres contradictions internes. En même temps, le développement du capitalisme et sa nécessaire impulsion à l’expansion impérialiste n’ont jamais poussé autant de gens à émigrer depuis la Seconde Guerre mondiale, ont exacerbé la crise écologique, ont alimenté le fondamentalisme religieux et donc encouragé la barbarie et le déclin culturel.

Les représentants de la société capitaliste bourgeoise n’ont pas nécessairement de réponses à tous ces phénomènes morbides, à toutes ces manifestations de la crise, car c’est leur propre dynamique qui a produit ces crises en premier lieu : c’est la crise de la société capitaliste elle-même. Nous sommes dans une phase de transition où l’ancien ordre a perdu son caractère progressiste et est en train de mourir, alors que le nouveau ne peut pas naître.

Cela ne veut pas dire que le système est en crise finale et que le capitalisme s’effondrera tout seul. Cela veut dire, en revanche, que la classe dirigeante n’a d’autre choix que de maintenir son pouvoir avec des méthodes de plus en plus extrêmes et autoritaires. L’ajustement global des salaires à la baisse et la tyrannie basée sur l’appareil policier et militaire sont déjà de plus en plus expérimentés par les salariés du monde entier. Il est clair que nous, les salariés et les opprimés, devons payer la crise avec toujours plus une incertitude et une misère croissante.

L’issue de cette crise organique se décide dans la lutte des classes. Si notre classe n’est pas capable de se lever et de construire une nouvelle société humaine, le nouvel ordre sera formé par ceux qui dirigent aujourd’hui. Le prix social de cette « solution » serait bien plus élevé que nous pourrions le souhaiter.

Ce que la gauche actuelle a oublié, ce que le marxisme a toujours su, c’est que le socialisme n’est pas simplement une idée à côté des autres attitudes politiques. Le socialisme est une nécessitépour les salariés et les opprimés : c’est le seul moyen de sortir de l’assujettissement croissant et de la barbarie du capital. Nous organiser et lutter pour vaincre le capitalisme est la tâche difficile de notre génération. Une tâche merveilleuse pourtant, car nous jouerons un rôle historique et déciderons du sort de l’humanité.

[1] Antonio Gramsci, Gefängnishefte, Heft 8, §216, Argument-Verlag, 1991ff., s.1070

[2]Gramsci, H.3,§34, s.354

[3]Vgl. Rob Sewell, „The Organic Crisis of Capitalism“, http://www.marxist.com/the-organic-crisis-of-capitalism-part-one.htm

[4]Gramsci, H.13, §17, s.1563f.

[5]Gramsci, H.14.,§58, s.1682

[6]Vgl. Karl Marx, Das Kapital, Band 1, MEW23, Dietz-Verlag, s.127f.

[7]Karl Marx und Friedrich Engels, Manifest der Kommunistischen Partei, MEW4, s. 468.

[8]Karl Marx, Das Kapital, Band 3, MEW25, s. 501.

[9]Rosa Luxemburg, Sozialreform oder Revolution, BMV 2009, s.45.

[10] Marx, Engels, op.cit., MEW4, s.468.

[11]Mario Candeias, „Wenn das Alte stirbt… – Organische Krise bei Antonio Gramsci“, in: Michael Brie (Hrsg.): «Wenn das Alte stirbt…», Die organische Krise des Finanzmarktkapitalismus, 2013, Rosa-Luxemburg-Stiftung, s.15.

[12]Karl Marx, Theorien über den Mehrwert, MEW26.2, s.715.

[13]David Harvey, Kapitalismuskritik – die urbanen Wurzeln der Finanzkrise, den antikapitalistischen Übergang organisieren, VSA, 2012, s. 63.

[14]Josef Falkinger, „Jenseits von Hayek und Keynes: Eine marxistische Interpretation der wirtschaftlichen Entwicklung seit 1945“, http://www.derfunke.de/index.php/rubriken/wirtschaft/558-jenseits-von-hayek-und-keyneseine-marxistische-interpretation-der-wirtschaftlichen-entwicklung

[15]Harvey, op.cit., s.67.

[16]Lawrence H. Summers, „The Age of Secular Stagnation: What It Is and What to Do About It“, https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2016-0215/age-secular-stagnation

[17] OECD, „Policy challenges for the next 50 years“, http://www.oecd.org/economy/lookingto2060.htm

[18]Harvey, op.cit., s.67.

[19] Gramsci, H.8, §216, s.1070.