Voici un article paru dans notre dernier numéro à propos de l’événement qui attire l’attention de milliards de personnes en ce moment: la Coupe du Monde de Football.

Le sifflet retentit, le ballon roule, un murmure traverse le stade. Le 14 juin prochain, il sera de nouveau temps de retenir son souffle et de croiser les doigts – la Coupe du Monde 2018 commence. Presque aucun autre événement n’attire autant de monde – également en Suisse. Il y a quatre ans, près de huit cent mille téléspectateurs ont assisté au huitième de finale entre la Suisse et l’Argentine à la RTS et près de deux millions à la SRF – des chiffres qui vont augmenter tendanciellement. Mais « regarder », cela ne représente que la partie passive. Il y a beaucoup plus que ça derrière : crier, jurer, perdre son sang-froid. Le monde semble être en état d’urgence. 

Ce que la vie quotidienne simplette, monotone et solitaire du capitalisme proscrit, jaillit littéralement dans l’ivresse de la Coupe du Monde : émotions, passion et appartenance. Pendant quatre semaines, une grande partie de la société se sent unifiée à travers l’équipe nationale. Aux côtés de gens d’habitude si agaçants – car demandant de l’espace – nous ne nous gênons pas de bondir dans les salles de diffusion publique bondées ; au lieu de regards méchants et de sourires artificiels, il y a des câlins réconfortants et de la joie partagée. Avec nos voisins s’intéressant d’habitude qu’à la météo, nous débattons d’un coup des chances de qualification avant le dernier match de groupe ; au lieu d’un désintérêt total pour la vie publique, il y a des connaisseurs de foot en masse. Et nos sentiments d’habitude si contrôlés, explosent d’un coup ; au lieu de visages gênés en cas de comportements ostentatoires, il y a des voitures qui klaxonnent sauvagement et des fans qui chantent partout dans les rues.

Le foot en tant que passion canalisée

Une Coupe du Monde rompt ainsi avec la routine quotidienne monotone et sert en même de temps d’exutoire pour les émotions et les sentiments existants, mais qui sont dans le capitalisme strictement bannis du lieu de travail. Dans la concurrence, la discipline de la  productivité se doit d’être une priorité absolue dans les entreprises. « Les passions les plus grandes sont réprimées … et habilement canalisées à l’aide du football … », a écrit le marxiste russe Trotski. Cette canalisation nécessite des processus régulés – car ce n’est qu’ainsi qu’elle est contrôlable – soit la FIFA au niveau international. Sous cette forme, une Coupe du Monde présente un double intérêt pour la bourgeoisie et ses Etats : d’une part, depuis sa première édition en 1930, le spectacle juridiquement réglé peut être vendu en tant que marchandises sous des formes de plus en plus diverses, d’autre part, la pensée de compétitivité (surtout entre les nationalités) – t fondamentale pour le capitalisme – est ainsi cimentée dans les têtes des travailleurs consommant le football. 

Vu sous cet angle, une Coupe du Monde ne rompt avec la journée quotidienne ennuyeuse que dans la mesure où elle élargit et étaye le système qui la rend si ennuyeuse. Et cela de plus en plus, comme le montre la croissance de la FIFA : au cours des dix dernières années, «l’association à but non lucratif» a doublé ses actifs qui pèsent des milliards de dollars – principalement grâce à l’augmentation rapide des recettes provenant des droits de diffusion télévisuelle (encore un peu moins de CHF 100 millions francs suisses pour la Coupe du monde 1998, , et déjà 2,4 milliards pour la Coupe du monde 2014 – un chiffre record qui pourrait même être battu en Russie).

Identité aliénée des supporteurs

D’un côté, le capital en expansion globalise, professionnalise et perfectionne ainsi les Coupes mondiales. De l’autre, il éloigne de plus en plus les admirateurs de leur jeu admiré. La Coupe n’a pas lieu pour les spectateurs, mais parce que de l’argent peut être gagné à travers eux. Enthousiasme, frissons, émotions : tout ce qui constitue le jeu n’est pas une fin, mais un moyen de parvenir à cette fin – à savoir des gains pour les détenteurs de droits TV, les fournisseurs d’équipement, les bureaux de paris, les sponsors, les fonctionnaires, les associations, etc. Les fans de la classe ouvrière s’identifient massivement à quelque chose qui ne leur appartient pas et qui ne fonctionne pas dans leur intérêt objectif ; ils se font arnaquer et diviser.

Néanmoins, pour beaucoup d’entre eux, le tournoi quadriennal fait partie des expériences les plus satisfaisantes dans une vie insatisfaite. Insatisfaite car renversée : nous ne nous réalisons pas en travaillant, mais nous travaillons pour nous réaliser nous-mêmes. Bosser toute la semaine, juste pour que le propriétaire de l’entreprise puisse accumuler et investir du capital, travailler encore afin de le multiplier de nouveau. On s’en sort plus ou moins, on vit dans la peur constante d’être remplacé et on a le sentiment qu’on ne peut rien y changer. Le match de foot en fin de journée d’été offre le contraste idéal à la vie quotidienne solitaire passive, et désespérée : attendre avec impatience la victoire possible de son équipe – jubiler, pleurer ou jurer avec ses pairs.

Rejeter les drapeaux nationaux ?

Une fuite absurde des conditions quotidiennes, car brouillant et ainsi renforçant les causes de la fuite : au lieu d’unir leurs forces contre leurs exploiteurs, les travailleurs s’opposent en étant divisés dans des camps de supporters. Les intérêts de classe semblent être subordonnés au succès de l’équipe nationale :  à la maison devant la télévision, les fans applaudissent ensemble avec les grands représentants des sponsors assis dans les tribunes, et dans les bars ils chantent l’hymne national en même temps que le chef de l’Etat dans la loge VIP. Le fait de se sentir lié dans sa fuite avec ceux qui aident à créer les conditions dans lesquelles la fuite apparaît comme la seule solution, dresse un constat clair : l’identité en tant que fan de football est clairement une identité aliénée.

La question se pose de savoir comment nous, en tant que marxistes révolutionnaires, gérons cette aliénation. Devrions-nous qualifier tous les supporters suisses à la Coupe du monde de réactionnaires et déclarer notre rejet des drapeaux rouges et blancs ? Bien sûr que non. Bien qu’il soit absurde en soi de soutenir des joueurs juste parce qu’ils possèdent un morceau de carton rouge similaire, une Coupe du Monde – et le football moderne dans son ensemble – ne peuvent être considérés séparément de l’ordre social dominant en place : l’identification à et la croyance en une équipe nationale ne sont pas simplement de fausses illusions, mais « l’expression de la misère réelle », pour citer Marx au sujet de la religion. Nous vivons dans un système global basé sur l’exploitation et la division, dans lequel le patriotisme est utilisé pour faire de l’argent à travers p.ex. les médias et la publicité et de l’argent est fait en fomentant le patriotisme. Il ne s’agit donc pas de rejeter la Coupe du Monde aliénante, mais de surmonter les contradictions sociales qui font surgir une telle aliénation.

« Un sac d’argent ne marque pas de buts »

Le football moderne lui-même en tant que marché en pleine croissance se développe également de manière contradictoire : la passion sociale massive pour le sport doit dans la concurrence être transformée en argent, mais cette nécessité empêche à son tour de nouveau un peu plus de faire vivre cette passion. En ce qui concerne la Coupe du monde, cela se voit, par exemple, à travers le tournoi de 2026 : afin de pouvoir vendre plus de matchs, le nombre d’équipes sera augmenté de 32 à 48, ce qui réduira inévitablement la qualité et donc l’attrait du jeu ; ou bien aussi à travers l’attribution visiblement truquée des deux prochaines Coupes du Monde à la Russie et au Qatar, qui démontre le caractère corrompu, non intéressé à la culture du foot et favorisant le travail forcé de la FIFA ; mais aussi à travers l’augmentation de prix des billets dans les stades et la fin imminente des retransmissions de la Coupe du monde à la télévision publique, qui bannissent de plus en plus les classes les plus pauvres du spectacle. La légende du football néerlandais Johan Cruyff a dit une fois qu’il n’avait jamais vu un sac d’argent marquer des buts. C’est vrai – mais en même temps ça ne l’est pas et de moins en moins…