Dans la quatrième partie de cette série, Alan Woods retrace l’histoire du féodalisme, de sa montée à son inévitable chute à l’âge des révolutions bourgeoises.

<< Troisième partie | Cinquième partie >>

Le féodalisme

L’émergence du système féodal après la chute de Rome fut accompagnée d’une longue période de stagnation culturelle dans toute l’Europe au nord des Pyrénées. À l’exception de deux inventions, soit les moulins à eau et à vent, il n’y eut pas de véritable avancée technologique pendant plus de mille ans. Un millénaire après la chute de Rome, les seules routes décentes restaient celles construites par les Romains. En d’autres termes, la culture connaît une éclipse complète. Cela s’explique par l’effondrement des forces productives dont dépend, ultimement, le développement de la culture. Voilà ce que l’on entend par une trajectoire descendante de l’histoire. Et que personne ne s’imagine qu’un tel phénomène ne pourrait se reproduire.Les invasions barbares, les guerres et les épidémies signifiaient que le progrès était ponctué par des périodes de régression. Mais éventuellement, les conditions chaotiques qui avaient correspondu à la chute de Rome furent remplacées par un nouvel équilibre : le féodalisme. Le déclin de l’Empire romain causa un déclin marqué de la vie urbaine à travers l’Europe. Les envahisseurs barbares furent graduellement absorbés et, vers le Xe siècle, l’Europe entama une nouvelle période d’ascension.

Bien sûr, cette constatation revêt un caractère relatif. La culture n’a pas retrouvé les niveaux qu’elle avait atteints durant l’Antiquité avant le commencement de la Renaissance, à la fin du XIVe siècle et au XVe siècle. L’enseignement et la science étaient alors strictement subordonnés à l’autorité de l’Église. L’énergie des hommes était absorbée soit par la guerre constante, soit par les rêveries religieuses, mais graduellement, la spirale vers le bas s’est arrêtée pour être remplacée par une longue pente ascendante.

La fermeture des voies de communication provoqua un effondrement du commerce. L’économie monétaire fut ébranlée et graduellement remplacée par le troc. Au lieu de l’économie internationale intégrée du système esclavagiste existant sous l’Empire, on assista à la prolifération de petites communautés agricoles isolées.Les bases du féodalisme étaient déjà présentes dans la société romaine, quand les esclaves furent émancipés et transformés en colons attachés à la terre, qui devinrent ensuite des serfs. Ce processus, qui survient à différents moments selon différentes formes dans différents pays, fut accéléré par les invasions barbares. Les seigneurs de guerre germaniques devinrent les seigneurs des territoires conquis et de leurs habitants, leur offrant la protection militaire et un certain degré de sécurité en échange de l’appropriation du travail des serfs.

Aux débuts du féodalisme, l’atomisation de la noblesse permit la mise en place de monarchies fortes, mais le pouvoir royal s’est ensuite retrouvé confronté à de puissants domaines capables de le détrôner. Les barons possédaient leurs propres armées féodales, qu’ils menèrent régulièrement à la guerre, non seulement les uns contre les autres, mais aussi contre le roi.

Le système féodal européen était largement décentralisé. Le pouvoir de la monarchie se voyait limité par l’aristocratie. Le pouvoir central était généralement faible. Le centre de gravité du seigneur féodal, la base de son pouvoir, était son manoir et son domaine. Le pouvoir d’État était faible et la bureaucratie inexistante. Cette faiblesse du centre est ce qui a ensuite permis l’indépendance des bourgs (chartes royales), et l’émergence de la bourgeoisie en tant que classe distincte.

L’idéalisation romantique du Moyen Âge est fondée sur un mythe. Ce fut une période sanglante et convulsive, caractérisée par une grande cruauté et une grande barbarie, et que Marx et Engels ont qualifiée de brutale manifestation de force. Les Croisades furent caractérisées par une cruauté et une barbarie inhabituelles. Les invasions germaniques de l’Italie furent des exercices futiles.

La fin du Moyen Âge fut une époque trouble, caractérisée par des convulsions, des guerres ainsi que des guerres civiles – tout comme l’époque dans laquelle nous vivons présentement. En pratique, le vieil ordre des choses était déjà mort. Même s’il semblait se tenir sur ses pieds avec défiance, son existence n’était plus perçue comme quelque chose de normal, quelque chose d’inévitable qu’il fallait accepter.

Pendant plusieurs siècles, l’Angleterre et la France furent engagées dans une guerre sanglante qui réduit une partie de la France à l’état de ruine. La bataille d’Azincourt fut la dernière et la plus sanglante bataille du Moyen Âge. Ici, essentiellement, deux systèmes s’affrontaient sur le champ de bataille : l’ancien ordre militaire féodal, basé sur la noblesse et les idéaux de chevalerie et de service, s’est fracassé contre une armée de mercenaires toute neuve fondée sur le travail salarié.

La noblesse française fut décimée, honteusement vaincue par une force composée de roturiers mercenaires. Dans les 90 premières minutes, 8 000 représentants de la crème de l’aristocratie française furent massacrés, et 1 200 faits prisonniers. À la fin de cette journée, baignait dans son sang non seulement la totalité de la noblesse française, mais l’ordre féodal lui-même.

Cela eut d’importantes conséquences politiques et sociales. À partir de ce moment, l’emprise de la noblesse française sur le pouvoir commença à faiblir. Lorsque les Anglais furent chassés de France, ce fut par un soulèvement populaire dirigé par une jeune paysanne, Jeanne d’Arc. Au milieu de leurs vies en ruine, du chaos et de la violence qui les affligeaient, les Français prirent conscience de leur identité nationale et agirent en conséquence. Les bourgeois commencèrent à revendiquer leurs droits et leurs chartes, et un nouveau pouvoir central monarchique, s’appuyant sur la bourgeoisie et le peuple, commença à saisir les rênes du pouvoir, forgeant un État national duquel la France moderne émergea finalement.

La peste noire

Quand un système socio-économique donné entre en état de crise et de déclin, cela se reflète non seulement dans la stagnation des forces productives, mais bien à tous les niveaux. Le déclin du féodalisme représente une époque où la vie intellectuelle se mourait, ou était déjà morte. La main assassine de l’Église paralysait toutes les initiatives culturelles ou scientifiques.

La structure féodale se basait sur une pyramide qui mettait Dieu et le Roi au sommet d’une hiérarchie complexe, dans laquelle chaque segment était lié aux autres par de soi-disant devoirs. En théorie, les seigneurs féodaux « protégeaient » les paysans, qui, en échange, leur fournissaient la nourriture et les vêtements, et leur permettaient de vivre une vie de luxe et d’oisiveté; les prêtres priaient pour leur âme, les chevaliers les protégeaient, et ainsi de suite.

Ce système a survécu pendant longtemps. En Europe, il est resté en place pendant près de mille ans, de la seconde moitié du Ve siècle jusqu’à la deuxième moitié du XVe environ. Mais, vers le XIIIe siècle, le féodalisme atteignait déjà ses limites en Angleterre et dans d’autres pays. La croissance de la population mettait le système entier sous une pression colossale. Les terres marginales devaient être mises en friche, et une importante partie de la population peinait tout juste à survivre sur de minuscules lopins de terre.

Le système était au bord du précipice, dans une situation où toute la structure risquait de s’écrouler sous l’impact d’un choc extérieur suffisamment puissant. Justement, le choc aurait difficilement pu être plus puissant. Les ravages de la peste noire, qui a tué entre le tiers et la moitié de la population européenne, ont mis en lumière les injustices, la misère, l’ignorance, ainsi que la noirceur intellectuelle et spirituelle qui avaient marqué le XIVe siècle.

Il est généralement admis que la peste noire a joué un rôle important dans la chute du féodalisme. C’est particulièrement évident dans le cas de l’Angleterre. Après avoir tué la moitié de la population de l’Europe, la peste atteint les îles britanniques pendant l’été 1348. Au fur et à mesure que la maladie se répandait dans les villages de l’Angleterre rurale, la population était décimée. Des familles entières, parfois même des villages entiers, furent rayés de la carte. Tout comme en Europe continentale, près de la moitié de la population perdit la vie. Cependant, ceux qui réussirent à survivre se trouvèrent fréquemment en possession d’importantes quantités de terres. Une nouvelle classe de paysans riches était en formation.

Les colossales pertes humaines menèrent à une pénurie extrême de main-d’œuvre. Il n’y avait tout simplement pas suffisamment d’ouvriers agricoles pour récolter les moissons et d’artisans pour remplir toutes les autres fonctions nécessaires. Cette situation a préparé une profonde transformation de la société. Se sentant plus forts, les paysans revendiquèrent et obtinrent de meilleurs salaires et une réduction de leurs loyers. Si le seigneur refusait de satisfaire leurs demandes, ils n’avaient qu’à partir et aller trouver un nouveau maître qui était prêt à le faire. Quelques villages furent ainsi carrément laissés à l’abandon.

Les anciens liens furent d’abord desserrés, puis brisés. Alors que les paysans se libéraient du joug des obligations féodales, plusieurs d’entre eux se dirigèrent vers les villes pour y chercher fortune. Cela entraîna, en retour, un développement accru des bourgs et, conséquemment, de la bourgeoisie. En 1349, le roi Édouard III approuva ce qui fut sans doute la première politique salariale de l’histoire humaine : le Statut des travailleurs. Celui-ci décrétait que les salaires devaient être maintenus aux anciens niveaux. Mais la loi ne pouvait s’appliquer dans la réalité. Les lois de l’offre et de la demande étaient déjà plus puissantes que les décrets royaux.

On voyait partout un nouvel esprit de rébellion. La vieille autorité était déjà décrédibilisée et remise en question. Toute la structure était alors pourrissante et sur le point de s’écrouler. Il semblait qu’avec une bonne poussée, l’on pouvait en finir. En France, cette période fut marquée par une série de révoltes paysannes, les jacqueries. Le soulèvement paysan de 1381, en Angleterre, s’est révélé encore plus sévère, alors que des rebelles ont occupé Londres et, pour un moment, tenu le roi en otage. Mais, ultimement, ces révoltes étaient vouées à l’échec.

Ces soulèvements n’étaient, en fait, que des présages de la révolution bourgeoise à une époque où les conditions n’étaient pas encore tout à fait mûres pour celle-ci. Ils exprimaient le cul-de-sac que représentait alors le système féodal, ainsi que le profond mécontentement des masses. Mais ils n’offraient pas d’autre solution. En conséquence, le système féodal, bien que substantiellement modifié, a survécu pour un temps, présentant tous les symptômes d’un ordre social malade et en déclin. La dernière période du Moyen Âge fut une époque trouble, marquée par des convulsions continues, des guerres, ainsi que des guerres civiles – tout comme notre époque.

Le sentiment que la fin du monde est imminente est propre à toute période historique marquée par le déclin irréversible de son système socio-économique. C’était une époque durant laquelle des hommes prenaient le grand chemin, nu-pieds et vêtus de lambeaux, et se flagellant jusqu’au sang. Ces sectes attendaient la fin du monde, qu’elles sentaient approcher à tout moment.

Finalement, ce n’est pas la fin du monde qui s’est avérée imminente, mais celle du féodalisme. Ce n’est pas le nouveau Millénaire qui émergeait, mais le système capitaliste. Mais il n’était pas encore possible de le comprendre. Toutefois, tous comprenaient bien une chose : l’ancien monde était dans un état de décomposition rapide et inéluctable. Les hommes et les femmes étaient déchirés par des tendances contradictoires. Leurs croyances avaient été brisées et ils se retrouvaient laissés pour compte dans un monde froid, inhumain, hostile et incompréhensible.

La montée de la bourgeoisie

Toutes les anciennes certitudes avaient été renversées. C’était comme si les charnières du monde avaient sauté, avec pour résultat une turbulence et une incertitude terrifiantes. Vers la moitié du XVe siècle, l’ancien système de croyances commença à s’effriter. Les gens ne se tournaient plus vers l’Église en quête de salut, de confort et de consolation. Plutôt, des tensions religieuses commencèrent à se manifester sous différentes formes, et cachaient en fait des conflits politiques et sociaux.

Les paysans défiaient les anciennes lois et restrictions, exigeant la liberté de mouvement, et faisant valoir ce droit en migrant d’une ville à l’autre sans permission. Les chroniques de cette époque décrivent l’irritation des seigneurs face au refus des ouvriers agricoles d’obéir à leurs ordres. Des grèves ont même été recensées.

Dans l’ombre, des forces inédites bouillonnaient, annonçant la naissance prochaine d’un nouveau pouvoir et d’une nouvelle civilisation, en gestation dans le ventre de l’ancienne société. Le développement du commerce et des bourgs entraîna, avec lui, la montée d’une nouvelle classe, la bourgeoisie, qui commença à bousculer les classes dominantes féodales, soit la noblesse et le clergé, pour accaparer des postes et du pouvoir. La naissance d’une société nouvelle fut annoncée dans les arts et la littérature par l’émergence de nouvelles tendances tout le long du siècle qui suivit.

En pratique, l’ordre ancien était déjà mort. Même s’il semblait garder son aplomb, son existence n’était plus perçue comme quelque chose de normal, qui devait être acceptée parce qu’inévitable. La perception générale (ou plutôt le sentiment) que la fin du monde approchait n’était pas erronée. Seulement, ce n’est pas la fin du monde qui était imminente, mais celle du système féodal.

Le développement des bourgs, véritables petits îlots de capitalisme dans un océan de féodalisme, affaiblit graduellement l’ordre ancien. La nouvelle économie monétarisée, qui apparaissait en marge de la société, attaquait les fondations de l’économie féodale. Les vieilles restrictions féodales constituaient maintenant des charges insoutenables, des barrières au progrès qu’on ne pouvait plus tolérer. Elles devaient être détruites, et elles furent détruites. Mais la bourgeoisie n’a pas remporté la victoire d’un seul coup. En effet, une longue période a été nécessaire pour que cette dernière puisse arriver à la victoire finale sur l’ordre ancien. Ce n’est que graduellement qu’on a vu apparaître de nouvelles étincelles de vie dans les bourgs.

Le lent regain du commerce permit l’essor de la bourgeoisie et la renaissance des bourgs, particulièrement dans les Flandres, en Hollande, ainsi que dans le nord de l’Italie. De nouvelles idées ont alors commencé à faire leur apparition. Suite à la chute de Constantinople aux mains des Turcs (1453), il y eut un regain d’intérêt pour les idées et les arts de l’Antiquité classique. De nouvelles formes d’art firent leur apparition en Italie et dans les Pays-Bas. Le Décaméron de Boccaccio peut, par exemple, être considéré comme le tout premier roman moderne. En Angleterre, les écrits de Chaucer débordent de vie et de couleur, reflétant un nouvel esprit dans les arts. La Renaissance faisait ses premiers pas hésitants. Graduellement, du chaos, un nouvel ordre allait voir le jour.

La Réforme

Déjà au XIVe siècle, le capitalisme était bien établi en Europe. Les Pays-Bas étaient devenus la manufacture du continent et le commerce fleurissait sur les rives du Rhin. Les villes du nord de l’Italie constituaient un important moteur pour la croissance économique et commerciale, ouvrant de nouvelles routes commerciales vers Byzance et vers l’Orient. Du Ve au XIIe siècle, l’Europe se composait essentiellement d’États isolés sur le plan économique. Plus maintenant! La découverte des Amériques, le contournement du cap de Bonne-Espérance et l’expansion générale du commerce ont donné un élan non seulement à la création de richesses, mais aussi au développement de l’esprit humain.

Dans de telles conditions, l’ancienne stagnation intellectuelle n’était plus possible. L’herbe avait été coupée sous le pied des conservateurs et des réactionnaires, comme Marx et Engels l’expliquent dans le Manifeste du Parti communiste :

« La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution. »

Ce n’est pas par hasard si la montée de la bourgeoisie en Italie, en Hollande, en Angleterre et, plus tard, en France a été accompagnée par un fleurissement exceptionnel de la culture, des arts et de la science. La révolution, comme le dit Trotsky, a toujours été la force motrice de l’histoire. Dans les pays où les révolutions bourgeoises des XVIIe et XVIIIe siècles furent victorieuses, le développement des forces productives et de la technologie a été accompagné d’un développement parallèle de la philosophie, ce qui a miné à tout jamais la domination idéologique de l’Église.

À l’époque de la montée de la bourgeoisie, alors que le capitalisme représentait encore une force progressiste dans l’histoire, les premiers idéologues appartenant à cette classe ont eu à combattre les bastions idéologiques du féodalisme, à commencer par l’Église catholique. Avant de s’attaquer aux seigneurs féodaux, la bourgeoisie devait détruire les défenses philosophiques et religieuses servant à protéger le système féodal, réunies autour de l’Église catholique et de son bras armé : l’Inquisition. Cette révolution fut anticipée par la révolte de Martin Luther contre l’autorité de l’Église.

Au cours des XIVe et XVe siècles, l’Allemagne cessa d’être une économie entièrement agraire, permettant ainsi le développement de nouvelles classes sociales qui entraient en conflit avec la hiérarchie féodale traditionnelle. Les attaques de Luther contre l’Église catholique romaine furent l’étincelle qui déclencha la révolution. Les bourgeois et la petite noblesse cherchèrent à briser le pouvoir du clergé, à se libérer du joug de Rome et, enfin, à réaliser un profit personnel en confisquant la propriété de l’Église.

Mais dans les profondeurs de la société féodale, d’autres forces élémentaires commençaient à remuer. Les idées de liberté chrétienne et les semonces de Luther contre l’Église, une fois qu’elles eurent capté l’attention des paysans allemands, représentèrent un puissant stimulus pour la rage réprimée des masses qui subissaient depuis assez longtemps, en silence, l’oppression des seigneurs féodaux. Ils se soulevèrent alors pour abattre leur terrible vengeance sur leurs oppresseurs.

Débutant en 1524, la guerre des Paysans s’est répandue à travers toutes les régions germaniques du Saint-Empire romain tout au long de 1525, jusqu’à sa répression en 1526. Ce qui s’est produit par la suite a été répété maintes fois dans l’histoire subséquente. Confronté aux conséquences de ses idées révolutionnaires, Luther devait choisir un camp et il opta pour celui des bourgeois, de la noblesse et des princes, qui écrasèrent les paysans.

Les paysans trouvèrent alors un meilleur chef dans la figure de Thomas Müntzer. Alors que Luther prêchait une résistance pacifique, Müntzer s’attaquait aux prêtres dans de violents sermons, appelant le peuple à prendre les armes. Tout comme Luther, il citait la Bible pour justifier ses actes : « Le Christ ne dit-il pas, »Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive »? »

L’aile la plus radicale du mouvement était composée des anabaptistes, qui commençaient même à remettre en question la propriété privée, se basant sur le modèle du communisme primitif des premières sectes chrétiennes évoquées dans les Actes des Apôtres. Il maintenait que la Bible n’était pas infaillible, que l’Esprit saint avait des façons de communiquer directement par le don de la raison.

Luther, horrifié par ce discours, écrivit alors son célèbre pamphlet Contre les hordes de paysans voleurs. La révolte fut écrasée avec une barbarie inqualifiable, qui ramena l’Allemagne plusieurs siècles en arrière. Mais la vague de révolte bourgeoise, qui se reflétait par la montée du protestantisme, était désormais irrésistible.

Les contrées où la nouvelle société fut tuée dans l’œuf par les forces féodales réactionnaires furent condamnées au cauchemar d’une longue et humiliante dégénérescence. L’exemple de l’Espagne est le plus frappant à cet effet.

La révolution bourgeoise

La première révolution bourgeoise prit la forme d’une révolte nationale des Pays-Bas contre le règne oppressif de l’Espagne catholique. Afin d’assurer leur succès, les riches bourgeois néerlandais se sont appuyés sur les hommes sans propriété : les courageux desperados issus pour la plupart des couches les plus pauvres de la société. Les troupes de choc de la révolution hollandaise étaient d’ailleurs connues par leurs ennemis sous le nom de « gueux de la mer ».

Cette description n’était, au final, pas complètement inexacte. Ils étaient de pauvres artisans, agriculteurs, pêcheurs et dépossédés – tous ceux considérés comme la lie de la société. Enflammés par le fanatisme calviniste, ils infligèrent toute une série de défaites à la puissance espagnole. C’est ce qui permit l’avènement de la République flamande et de la Hollande bourgeoise, moderne et prospère.

Le prochain épisode de la révolution bourgeoise allait se montrer encore plus significatif et lourd de conséquences. La Révolution anglaise du XVIIe siècle prit la forme d’une guerre civile. Elle s’est exprimée à travers une dualité des pouvoirs : le pouvoir royal, soutenu par les classes privilégiées ou les éléments les plus favorisés de ces classes – les aristocrates et les évêques, établis à Oxford – dût affronter la bourgeoisie, les petits propriétaires terriens et les masses plébéiennes, établis à Londres et aux environs.

La Révolution anglaise n’a été victorieuse que lorsqu’Oliver Cromwell, s’appuyant sur les éléments les plus radicaux de la plèbe en armes, balaya la bourgeoisie et mena une guerre révolutionnaire contre les royalistes. Le résultat fut la capture du roi et son exécution. Le conflit prit fin avec une purge du Parlement et la dictature de Cromwell.

Les grades inférieurs de l’armée, sous la direction des niveleurs – l’aile d’extrême gauche de la révolution – tentèrent d’aller plus loin, remettant en question la propriété privée, mais ils furent écrasés par Cromwell. La raison de cette défaite se trouve dans les conditions objectives propres à cette période. L’industrie n’avait pas atteint un niveau de développement suffisant pour l’établissement du socialisme.

Le prolétariat se trouvait, à l’époque, à un stade embryonnaire de développement. Les niveleurs représentaient les échelons inférieurs de la petite bourgeoisie et conséquemment, malgré leur héroïsme, ils ne pouvaient tracer leur propre parcours historique. Après la mort de Cromwell, la bourgeoisie parvint à un compromis avec le roi Charles II qui lui permit de conserver le pouvoir véritable tout en maintenant la monarchie, appelée à jouer le rôle de rempart contre d’éventuelles révolutions menées contre la propriété privée.

La Révolution américaine, qui prit la forme d’une guerre d’indépendance nationale, ne fut couronnée de succès que parce que les masses de fermiers pauvres menèrent une guerre de guérilla victorieuse contre les armées du roi Georges d’Angleterre.

La Révolution française de 1789-1793 représentait un progrès encore plus grand que la Révolution anglaise. Il s’agit d’un des événements les plus importants de l’histoire humaine. Encore aujourd’hui, elle constitue une source inépuisable d’inspiration. Alors que Cromwell combattait sous la bannière de la religion, la bourgeoisie française leva l’étendard de la raison. Même avant d’abattre les formidables murs de la Bastille, elle avait détruit les murs invisibles, mais non moins redoutables, de l’Église et de la religion.

À chaque étape, la force motrice qui poussait la Révolution française de l’avant, détruisant tous les obstacles, était la participation active des masses. Lorsque cette participation active s’essouffla, la révolution s’arrêta complètement pour ensuite faire marche arrière. Cela mena à une longue période de réaction, tout d’abord de nature thermidorienne, puis dans une forme bonapartiste.

Les ennemis de la Révolution française se sont toujours évertués à assombrir son image par des accusations de violence et de bains de sang. En réalité, la violence des masses n’était qu’une réaction inévitable à la violence de l’ancienne classe dominante. C’est une réaction de la révolution face à la menace d’un renversement violent de celle-ci, autant par des ennemis de l’intérieur que de l’extérieur, qu’il faut chercher les origines de la Terreur. La dictature révolutionnaire fut le résultat d’une guerre révolutionnaire et n’était que l’expression de cette dernière.

Sous le commandement de Robespierre et des Jacobins, les sans-culottes semi-prolétaires menèrent la révolution à la victoire. En fait, les masses ont même poussé leurs dirigeants à aller encore plus loin que ceux-ci ne l’avaient souhaité à l’origine. Objectivement, la révolution avait un caractère bourgeois-démocratique, puisque le développement des forces productives et du prolétariat n’en était pas à un point où la question du socialisme pouvait être posée.

À un certain point, le processus, ayant atteint ses limites, devait s’inverser. Robespierre et sa faction se sont abattus sur l’aile gauche avant de se faire écraser eux-mêmes. Les réactionnaires thermidoriens en France pourchassèrent et persécutèrent les Jacobins, tandis que les masses, épuisées par des années de souffrances et de sacrifices, tombaient progressivement dans la passivité et l’indifférence. Il se produisit alors un retour du balancier vers la droite. Cela n’allait toutefois pas restaurer l’Ancien Régime. Les gains socio-économiques fondamentaux obtenus par la révolution demeurèrent. Le pouvoir de l’aristocratie foncière avait été brisé.

La pourriture et la corruption du Directoire ont été suivies par celles de la dictature personnelle de Bonaparte. La bourgeoisie française était terrifiée par les tendances égalitaires des sans-culottes et des Jacobins, mais craignait encore plus la menace de la contre-révolution royaliste qui souhaitait ramener la société à ce qu’elle était avant 1789. Les guerres continuèrent et on vit encore des révoltes internes menées par les éléments réactionnaires de la société. La seule solution était d’introduire une dictature militaire. La bourgeoisie cherchait un Sauveur et elle le trouva dans la personne de Napoléon Bonaparte.

Avec la défaite de Napoléon à Waterloo, les derniers tisons des flammes de la révolution ont été éteints. L’Europe est alors entrée dans une période grise et sombre, comme si un voile de poussière suffocant s’était répandu sur tout le continent. Les forces victorieuses de la réaction semblaient bien en place, mais ce n’était qu’en apparence. Sous la surface, la taupe de la révolution creusait les fondations d’une nouvelle révolution.

La victoire du capitalisme en Europe jeta les bases d’un développement colossal de l’industrie et, avec lui, du renforcement de la classe sociale destinée à renverser le capitalisme et mener l’humanité à un stade supérieur de développement : le socialisme. Marx et Engels écrivaient, à ce sujet, dans le Manifeste du Parti communiste :

« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. »

Ces paroles décrivent le système réactionnaire établi en Europe au Congrès de Vienne, suite à la victoire sur Napoléon en 1815. Il avait pour but d’éliminer le risque de la révolution pour toujours, d’exorciser les démons de la Révolution française à tout jamais. La dictature brutale des « puissances de la vieille Europe » semblait éternelle. Mais, tôt ou tard, les choses allaient se transformer en leur contraire. Sous la surface de la réaction, de nouvelles forces se développaient et une nouvelle classe – le prolétariat – commençait à déployer ses ailes.

La contre-révolution fut renversée par une nouvelle vague révolutionnaire qui déferla sur l’Europe en 1848. Ces révolutions furent menées sous la bannière de la démocratie – la même bannière qui avait été levée sur les barricades de Paris en 1789. Mais partout, le rôle moteur de la révolution n’appartenait pas à la bourgeoisie, lâche et réactionnaire, mais aux descendants directs des sans-culottes français, soit la classe ouvrière, qui inscrivit sur sa bannière un nouvel idéal révolutionnaire, l’idéal du communisme.

Les révolutions de 1848-1849 furent défaites à cause de la lâcheté et de la traîtrise de la bourgeoisie et de ses représentants libéraux. La réaction reprit le pouvoir jusqu’en 1871, quand le prolétariat héroïque de France monta à l’assaut du ciel lors de la Commune de Paris, la première fois dans l’histoire où l’on vit la classe ouvrière renverser le vieil État bourgeois et entreprendre la création d’une nouvelle forme d’État – un État ouvrier. Cet épisode glorieux ne dura que quelques mois avant d’être finalement noyé dans le sang. Cependant, il a laissé un héritage durable qui prépara la révolution russe de 1917.