Il s’agit de la deuxième partie d’une série d’articles d’Alan Woods qui fournit une explication compréhensible de la méthode marxiste d’analyse de l’histoire.

L’histoire humaine tout entière consiste justement en la lutte de l’humanité pour s’élever au-dessus de la condition animale. Cette longue lutte commença il y a sept millions d’années, quand nos lointains ancêtres humanoïdes adoptèrent la posture debout, qui permit de libérer les mains pour le travail manuel. Depuis lors, les phases de développement social se sont succédé au fur et à mesure des transformations connues par la capacité productive du travail – en d’autres mots, par notre pouvoir sur la nature.

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Les étapes de notre développement historique

La société humaine est passée à travers une série d’étapes clairement identifiables. Chacune se fonde sur un mode de production déterminé, qui en retour s’exprime à travers un système particulier de rapports entre les classes. Ces rapports se manifestent ensuite à travers une perspective sociale, une psychologie, une morale, des lois et une religion déterminées.

La relation entre la base économique de la société et sa superstructure (idéologie, morale, lois, art, religion, philosophie, etc.) n’est pas simple et évidente, mais hautement complexe et même contradictoire. Les fils invisibles qui relient les forces productives et les rapports de classes prennent corps d’une manière confuse et déformée dans les esprits des hommes et des femmes. Et des idées qui trouvent leur origine dans un passé primitif peuvent subsister dans la psyché collective pendant une très longue période, persistant obstinément bien après que la base réelle à l’origine de leur émergence ait disparu. La religion constitue un exemple flagrant de ce phénomène. Il faut y voir ici une interrelation dialectique. Cela a été clairement expliqué par Marx lui-même :

« En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli — de ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. À la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc., il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif ; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, les représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toute cette stupidité primitive.

« L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité, ou bien encore de son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais avec tout cela ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique. » (Marx et Engels, Correspondances, 27 octobre 1890)

Il ajoute :

« Mais, en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par celles qui l’ont précédé et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires peuvent pourtant tenir le premier violon en philosophie. » (Ibid.)

L’idéologie, la tradition, la morale, la religion, etc., toutes jouent un rôle puissant dans la construction des croyances populaires. Le marxisme ne nie aucunement cette évidence. Contrairement à ce que croient les idéalistes, la conscience humaine est en général très conservatrice. La plupart des gens n’aiment pas le changement, particulièrement les changements soudains et violents. Ils s’accrocheront toujours aux choses qu’ils connaissent et auxquelles ils se sont habitués : idées, religions, institutions, morale, dirigeants et partis du passé. La routine, les habitudes et les coutumes pèsent comme un énorme fardeau sur les épaules de l’humanité. Pour toutes ces raisons, la conscience retarde généralement sur les événements.

Cependant, il arrive que de grands événements forcent les hommes et les femmes à remettre en question leurs anciens postulats et croyances. Ils se retrouvent alors extirpés de leur vieille indifférence, passive et apathique, et sont forcés de regarder la réalité en face. Dans de telles périodes, la conscience peut changer très rapidement. Voilà ce qu’est une révolution. La ligne du développement social, qui peut rester relativement stable et ininterrompue pendant de longues périodes, a été perturbée par plusieurs révolutions, qui constituent la force motrice indispensable du progrès humain.

Les premières sociétés humaines

Si nous observons dans sa globalité le processus de l’histoire et de la préhistoire humaines, nous sommes immédiatement frappés par l’extraordinaire lenteur avec laquelle notre espèce s’est développée. L’évolution graduelle des créatures humaines ou humanoïdes depuis la condition animale jusqu’à l’authentique condition humaine s’est déroulée sur des millions d’années. Le premier bond décisif fut la séparation des premiers humanoïdes de leurs ancêtres simiesques.

Le processus évolutif est, bien sûr, aveugle – c’est-à-dire qu’il ne vise pas un objectif ou un but précis. Cependant, nos ancêtres humanoïdes, d’abord en se tenant debout, puis en se servant de leurs mains pour manipuler des outils et finalement en produisant ces outils, ont trouvé, dans un environnement particulier, un créneau qui a propulsé leur progrès.

Il y a dix millions d’années, les singes anthropoïdes étaient les espèces dominantes sur la planète. Ils étaient d’une grande diversité – arboricoles, terricoles, et toutes sortes de formes intermédiaires. Ces espèces prospérèrent dans des conditions climatologiques qui avaient créé un parfait environnement tropical. Puis tout changea. Il y a près de sept ou huit millions d’années, la plupart d’entre elles disparurent. La cause en demeure encore inconnue.

Pendant très longtemps, la recherche des origines de l’humanité était hantée par le préjugé idéaliste qui soutenait obstinément que la différence majeure entre les humains et les singes résiderait dans le cerveau : nos premiers ancêtres devaient forcément être des singes avec de gros cerveaux. La théorie du « gros cerveau » dominait totalement les débuts de l’anthropologie. Les anthropologues cherchèrent pendant des décennies, en vain, le « chaînon manquant », convaincus qu’ils le trouveraient sous la forme d’un squelette fossile doté d’un gros cerveau.

La communauté scientifique était tellement convaincue de cette hypothèse qu’elle fût totalement bernée par la fraude la plus extraordinaire de l’histoire scientifique. Le 18 décembre 1912, on annonça avoir trouvé des fragments d’un crâne fossilisé et d’une mâchoire appartenant au « chaînon manquant » : l’homme de Piltdown. Cette découverte fut présentée comme majeure. Mais en 1953, une équipe de scientifiques anglais révéla que l’homme de Piltdown n’était qu’une fraude délibérée. Au lieu d’un million d’années, les fragments de crâne avaient en réalité 500 ans, et la mâchoire était celle d’un orang-outan.

Pourquoi la communauté scientifique fut-elle si facilement dupée ? Parce ce qu’on lui avait présenté ce qu’elle s’attendait à trouver : un crâne d’humanoïde primitif avec un gros cerveau. En réalité, ce fut la station debout (la bipédie), qui permit de libérer les mains pour le travail manuel, et non la taille du cerveau, qui constitua le tournant décisif de l’évolution humaine.

Engels avait anticipé cela dans son brillant ouvrage sur les origines de l’être humain, Le rôle du travail dans la transformation du singe en l’homme. Le célèbre paléontologue Stephen Jay Gould a écrit un jour à quel point il trouvait regrettable que les scientifiques n’aient pas prêté attention aux écrits d’Engels, alors que s’ils l’avaient fait, ils se seraient épargnés une centaine d’années d’erreurs. La découverte de Lucy, le squelette fossilisé d’une jeune femelle appartenant à une nouvelle espèce nommée Australopithecus afarensis, montra qu’Engels avait raison. La structure corporelle des premiers hominidés est comme la nôtre (le bassin, les os des jambes, etc.), démontrant ainsi la bipédie. Pourtant, le cerveau de l’australopithèque n’est pas beaucoup plus grand que celui du chimpanzé.

Nos lointains ancêtres étaient de petite taille et se déplaçaient lentement, comparativement aux autres animaux. Ils n’avaient ni griffes ni crocs puissants. De plus, une humaine ne peut donner naissance qu’à un seul bébé par an, lequel est de surcroît totalement sans défense. Les dauphins naissent sachant nager, les bovins et les chevaux peuvent marcher quelques heures après leur naissance et les lionceaux peuvent courir dans les vingt jours suivant leur naissance.

Comparons cela avec un bébé humain; lui, il lui faudra plusieurs mois avant de pouvoir ne serait-ce que s’asseoir sans soutien. Des compétences avancées comme courir ou sauter ne seront acquises qu’après plusieurs années de vie. En tant qu’espèce, nous étions considérablement désavantagés comparativement à nos nombreux concurrents de la savane d’Afrique de l’Est. Le travail manuel, ainsi que l’organisation sociale coopérative et le langage, qui lui est consubstantiel, constituèrent les éléments déterminants de l’évolution humaine. La production d’outils de pierre offrit à nos premiers ancêtres un avantage évolutif vital, provoquant le développement du cerveau.

La première période, que Marx et Engels appelaient la sauvagerie, était caractérisée par un niveau extrêmement faible de développement des moyens de production, la production d’outils de pierre et un mode d’existence de chasseurs-cueilleurs. En conséquence, la courbe de notre développement resta relativement plane pendant une très longue période. Le mode de production de chasseurs-cueilleurs représentait à l’origine la condition universelle de l’humanité. Les vestiges de cette période, qui peuvent encore être observés dans certaines parties du globe, nous offrent un aperçu de ce mode de vie depuis longtemps oublié.

C’est une erreur de prétendre, par exemple, que les êtres humains seraient par nature égoïstes. Si cela avait été le cas, notre espèce se serait éteinte il y a plus de deux millions d’années. C’est un puissant sens de la coopération qui permit de maintenir l’unité des différents groupes humains devant l’adversité. Ces humains se souciaient des enfants et de leurs mères et respectaient les aînés du clan, qui préservaient dans leur mémoire les connaissances et les croyances collectives. Nos premiers ancêtres ne connaissaient pas la propriété privée, comme Anthony Barnett le souligne :

« Le contraste entre les humains et les autres espèces est tout aussi clair si l’on compare les comportements territoriaux des animaux avec la propriété des humains. Les territoires sont maintenus par des signaux formels, communs à toute une espèce donnée. Chaque adulte ou groupe possède un territoire. L’humain ne manifeste pas une telle uniformité : même dans une seule communauté, un immense territoire peut être possédé par une seule personne, alors que les autres n’en ont aucun. Il subsiste encore aujourd’hui le droit de posséder des personnes. Mais dans certains pays, la propriété privée est confinée à la propriété personnelle. Dans quelques groupes tribaux, même les possessions mineures sont détenues en commun. L’humain n’a, en réalité, pas plus « d’instinct de la propriété » qu’il n’a « d’instinct du vol ». Cela étant dit, il est facile d’élever des enfants de manière à les rendre avides ; et pourtant, la forme de cette avidité et l’étendue de son approbation par la société varient grandement d’un pays à l’autre et d’une période historique à l’autre. » (Anthony Barnett, The human species. A biology of man., p. 142.)

Peut-être que le terme « sauvagerie » est inadapté de nos jours, étant donné la connotation négative qu’il a acquise depuis. Le philosophe anglais du 17e siècle Thomas Hobbes décrivait la vie de nos premiers ancêtres ainsi : « […] la crainte permanente, et le danger de mort violente; […] la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». Leur vie était sans aucun doute difficile, mais ces mots ne rendent guère justice au mode de vie de nos ancêtres. L’anthropologue et archéologue kényan Richard Leakey écrit à ce sujet :

« La perspective de Hobbes selon laquelle les peuples non agricoles étaient « dénués de société » et « solitaires » pourrait difficilement être plus fausse. Être un chasseur-cueilleur implique de vivre une vie intensément sociale. S’il est vrai que ces peuples cueilleurs n’avaient « ni art », « ni littérature » et ne possédaient que bien peu de culture matérielle, cela n’était qu’une conséquence de leur besoin de mobilité. Quand les !Kung se déplaçaient d’un camp à l’autre, comme les autres groupes de chasseurs-cueilleurs, ils amenaient tous leurs biens matériels avec eux : la somme de ces biens totalisait généralement douze kilogrammes, juste un peu plus que la moitié du poids en bagage permis par la plupart des compagnies aériennes. Se manifeste ici l’inévitable conflit entre la mobilité et la culture matérielle. Ainsi, les !Kung transportaient leur culture dans leur tête, et non sur leur dos. Leurs chansons, danses et histoires forment une culture aussi riche que celle de n’importe quel peuple. » (Richard E. Leakey, The Making of Mankind, p. 101-103)

Il ajoute : « Richard Lee [anthropologue et auteur de The !Kung San: Men, Women, and Work in a Foraging Society, 1979] considère que les femmes ne se sentent pas exploitées : « Elles ont le prestige économique et le pouvoir politique, une situation refusée à de nombreuses femmes dans le monde « civilisé » »».

Dans ces sociétés, les classes, au sens moderne, n’existaient pas. Il n’y avait ni État ni religion organisée, et la société était traversée d’un profond sens de la responsabilité commune et du partage. Égotisme et égoïsme étaient considérés comme profondément antisociaux et moralement choquants. L’importance donnée à l’égalité faisait que certains rituels étaient observés quand un chasseur revenait au camp avec du gibier. Le rituel sert à minimiser l’événement et à décourager l’arrogance et la vanité : « L’attitude correcte pour une chasse réussie », explique Richard Lee, « est la modestie et la discrétion ».

Ainsi :

« Les !Kung n’ont ni chefs ni dirigeants. Dans leur société, les problèmes sont généralement résolus avant qu’ils ne deviennent une menace à l’harmonie sociale. […] Les conversations des gens sont propriété commune, et les disputes sont rapidement désamorcées à travers le badinage communal. Personne ne donne d’ordres ou n’en reçoit. Richard Lee a demandé une fois à /Twi!gum si les !Kung avaient des dirigeants. « Bien sûr nous avons des dirigeants, répondit-il à la surprise de Richard Lee. En fait, nous sommes tous des dirigeants ; chacun de nous se commande à soi-même! » /Twi!gum considérait la question et son amusante réponse comme des blagues. » (Ibid., p. 107)

Le principe de base qui guide tous les aspects de la vie est le partage. Parmi les !Kung, quand un animal est tué, on entame un processus élaboré de partage de la viande crue en fonction des liens du sang, des alliances et des obligations. Richard Lee insiste particulièrement sur ce point :

« Le partage imprègne profondément le comportement et les valeurs des !Kung, au sein de la famille et entre les familles, et le partage est étendu jusqu’aux frontières de l’univers social. Tout autant que le principe de profit et de la rationalité sont centraux à l’éthique capitaliste, autant le partage est central à la conduite de la vie sociale des sociétés de cueilleurs. » (Ibid.)

La vantardise était réprouvée et la modestie encouragée, comme l’extrait suivant le montre :

« Un homme !kung le décrit ainsi : « Disons qu’un homme est allé chasser. Il ne peut pas revenir à la maison et annoncer comme un fier-à-bras, « J’en ai un tué un gros dans les buissons! ». Il doit d’abord s’asseoir en silence jusqu’à ce que quelqu’un d’autre arrive à son feu et lui demande, « Qu’as-tu vu aujourd’hui? » Il répond calmement, « Ah, je ne suis pas très bon à la chasse. Je n’ai rien vu du tout… Peut-être seulement un très petit gibier. » Alors je me souris à moi-même, sachant qu’il a tué un gros gibier. » Plus gros est le gibier, plus la chasse est minimisée. […] La minimisation et la plaisanterie sont de rigueur, non seulement chez les !Kung, mais chez plusieurs peuples cueilleurs, car même si certains hommes sont sans aucun doute plus efficaces à la chasse que d’autres, personne ne cherche à accroître son prestige ou son statut sur la base de ses talents. » (Ibid., p. 106-107)

Cette éthique n’est pas circonscrite aux !Kung, mais constitue une caractéristique des chasseurs-cueilleurs en général. Un tel comportement, cependant, n’est pas automatique. Comme la plupart des comportements humains, il doit être enseigné dès l’enfance. Chaque nouveau-né naît avec la capacité de partager et celle d’être égoïste, comme le dit Richard Lee. « Ce qui est nourri et développé constitue ce que chaque individu considère comme ayant le plus de valeur ». En ce sens, les valeurs éthiques de ces premières sociétés sont infiniment supérieures à celles du capitalisme, lequel nous apprend à être avides, égoïstes et antisociaux.

Bien sûr, il est impossible d’affirmer avec certitude qu’il s’agit là d’un tableau exact des premières sociétés humaines. Mais des conditions semblables tendent à produire des résultats semblables, et les mêmes tendances peuvent être observées dans beaucoup de cultures différentes se trouvant au même niveau de développement économique. Comme le dit Richard Lee :

« Nous ne devons pas imaginer que cela constitue le reflet exact de la manière dont vivaient nos ancêtres. Mais je crois que ce que nous observons chez les !Kung et chez d’autres peuples de cueilleurs constitue des schèmes comportementaux ayant été essentiels au développement des premiers humains. Parmi les nombreux types d’hominidés ayant existé il y a deux ou trois millions d’années, un de ces types – la ligne qui a finalement débouché sur notre espèce – a élargi sa base économique par le partage de la nourriture et l’inclusion d’une plus grande quantité de nourriture dans son régime alimentaire. Le développement d’une économie de chasse et de cueillette constitua une force puissante qui donna naissance à l’humanité. » (Ibid., p. 108-109)

Si l’on compare les valeurs des sociétés de chasseurs-cueilleurs avec celles de notre temps, il faut admettre que nous n’avons pas toujours le beau rôle. Par exemple, il suffit de comparer la famille contemporaine, et son horrible liste de sévices sur les femmes et les enfants, ses orphelins et ses prostituées, avec l’éducation communale des enfants pratiquée par l’humanité pendant la majeure partie de son histoire, c’est-à-dire avant l’avènement de cet étrange ordre social que les hommes sont fiers d’appeler civilisation :

«« Vous les Blancs, » dit un Amérindien à un missionnaire, « vous aimez seulement vos propres enfants. Nous, nous aimons tous les enfants du clan. Ils appartiennent à tous, et nous en prenons soin. Ils sont les os de nos os, les chairs de nos chairs. Nous sommes tous des pères et mères pour eux et elles. Les Blancs sont des sauvages; ils n’aiment pas leurs enfants. Si des enfants deviennent orphelins, les gens doivent payer pour qu’on prenne soin d’eux. Nous ne connaissons rien de telles idées barbares. » » (M. F. Ashley Montagu, ed., Marriage: Past and Present: A Debate Between Robert Briffault and Bronislaw Malinowski, p. 48)

Cependant, nous ne devons pas avoir une vision idéalisée du passé. La vie de nos premiers ancêtres demeurait une lutte difficile, une bataille constante contre les forces de la nature pour survivre. Le rythme du progrès était extrêmement lent. Les premiers humains commencèrent à produire des outils de pierre il y a au moins 2,6 millions d’années. Les plus vieux outils de pierre, de la période de l’Oldowayen, restèrent inchangés pendant près d’un million d’années, jusqu’il y a 1,76 million d’années, lorsque les humains commencèrent à retirer de larges éclats dans les pierres, puis continuèrent à les former en découpant de plus petits éclats autour de la tranche, engendrant ainsi un nouveau type d’outil : la hache. Cet outil à coupe large, comme d’autres du même type, caractérisait la culture acheuléenne. Ces outils basiques, incluant une variété de nouvelles formes de pierres taillées, continuèrent à être utilisées pendant une très longue période – jusqu’il y a entre 400 000 et 250 000 ans, selon les endroits.

La révolution néolithique

Toute l’histoire humaine consiste précisément en la lutte de l’humanité pour s’élever au-dessus de la condition animale. Cette longue lutte commença il y a sept millions d’années, quand nos lointains ancêtres humanoïdes se tinrent debout pour la première fois et purent libérer leurs mains pour le travail manuel. La production des premiers racloirs et haches en pierre constitua le commencement du processus par lequel les hommes et les femmes, par leur travail, se hissèrent à la condition d’êtres humains. Depuis lors, les phases du développement social se sont succédé en corrélation avec le développement de la force productive du travail – c’est-à-dire de notre pouvoir sur la nature.

Pendant la majeure partie de l’histoire humaine, ce processus a été péniblement lent, comme The Economist le remarquait au seuil du nouveau millénaire :

« Pendant presque toute l’histoire humaine, les avancées économiques furent si lentes qu’elles étaient imperceptibles à l’échelle d’une vie. Siècle après siècle, le taux annuel de croissance économique restait nul, à quelques décimales près. Quand la croissance apparut, elle était si lente qu’elle demeurait invisible aux yeux de ses contemporains – et rétrospectivement, il apparaît que cette croissance n’augmentait même pas le niveau de vie des gens (ce que la croissance signifie pour nous aujourd’hui); elle ne se reflétait que dans une légère augmentation de la population. Au cours des derniers millénaires, le progrès, hormis pour une petite élite, signifiait seulement que de plus en plus de gens pouvaient simplement survivre au niveau de subsistance le plus élémentaire. » (The Economist, 31 décembre 1999)

Le progrès humain commença à s’accélérer suite à la première et plus importante de ces grandes révolutions, en l’occurrence la transition du mode de production primitif des chasseurs-cueilleurs à celui de l’agriculture. Cette révolution jeta les fondements d’une existence sédentaire et de l’émergence des premiers villages. Cette période, les marxistes la nomment barbarie, en ce qu’elle constitue le stade intermédiaire entre le communisme primitif et les premières sociétés de classes, quand celles-ci commencent à se former, et avec elles, l’État.

La longue période du communisme primitif, la première phase de développement de l’humanité, où n’existaient ni les classes, ni la propriété, ni l’État, donna naissance à la société de classe dès qu’il devint possible de produire un surplus en sus des besoins de la survie quotidienne. À ce stade, la division de la société en classes devint économiquement possible. La barbarie émergea des ruines de cette ancienne commune. Alors, pour la première fois, la société se retrouve divisée par des rapports de propriété; les classes et l’État commencent à se former, bien que ces éléments n’émergent que de façon graduelle, passant à travers une étape embryonnaire pour finalement se cristalliser dans la société de classe. Cette période commence il y a approximativement 10 000 ou 12 000 ans.

À l’échelle de l’Histoire, l’émergence de la société de classe fut un phénomène révolutionnaire, car cela permit de libérer une partie privilégiée de la population – une classe dirigeante – du fardeau du labeur, lui offrant le temps nécessaire pour développer l’art, la science et la culture. La société de classe, malgré son exploitation et ses inégalités impitoyables, était la voie que l’humanité devait emprunter afin de pouvoir construire les conditions préalables matérielles nécessaires à une future société sans classe.

C’est là l’embryon à partir duquel se développèrent les villages et les villes (comme Jéricho, qui date d’environ 7000 ans av. J.-C.), l’écriture, l’industrie et tout ce qui jeta les fondements de ce qu’on appelle la civilisation. La période de la barbarie constitue une très grande partie de l’histoire humaine, et se divise elle-même en plusieurs périodes plus ou moins distinctes. En général, elle est caractérisée par la transition du mode de production des chasseurs-cueilleurs à celui du pastoralisme et de l’agriculture, c’est-à-dire de la sauvagerie paléolithique, en passant par la barbarie néolithique, jusqu’à la barbarie supérieure de l’Âge du bronze, au seuil de la civilisation.

Ce tournant décisif, que Gordon Childe a appelé la révolution néolithique, représenta un grand bond en avant dans le développement de la capacité productive humaine et, par conséquent, de la culture. Voici ce que Childe nous en a dit : « Notre dette envers la barbarie préalphabétique est lourde. Chaque plante comestible cultivée de n’importe quelle importance a été découverte par une société barbare anonyme. » (Gordon Childe, De la Préhistoire à l’histoire)

L’élevage commence au Moyen-Orient il y a environ 10 000 ans, et représente une révolution pour la société et la culture humaines. Les nouvelles conditions de production ont donné plus de temps aux hommes et femmes – du temps disponible pour une pensée analytique plus complexe. Une manifestation concrète en est ce nouvel art constitué de motifs géométriques, le premier exemple d’art abstrait de l’histoire. Les nouvelles conditions ont donné naissance à une nouvelle perspective sur la vie, les relations sociales et les liens qui unissent les humains au monde naturel et à l’univers, dont les secrets furent sondés d’une manière jusqu’alors inimaginable. La compréhension de la nature était alors rendue nécessaire par les besoins de l’agriculture, et cette compréhension progressa lentement à mesure que l’humanité apprenait à conquérir et à soumettre concrètement les forces hostiles de la nature – à travers un travail collectif à grande échelle.

La révolution culturelle et religieuse qui s’ensuivit est un reflet de cette grande révolution sociale – la plus grande de toute l’histoire humaine jusqu’à aujourd’hui – qui amena la dissolution de la commune primitive et établit la propriété privée des moyens de production. Et les moyens de production sont les moyens de la vie elle-même.

Pour l’agriculture, l’introduction des outils en fer fut une grande avancée. Elle permit une croissance de la population ainsi que des communautés plus grandes et plus fortes. Mais surtout, elle généra un plus grand surplus qui put être accaparé par les familles dirigeantes de la communauté. L’introduction du fer marque en particulier un changement qualitatif dans le procès de production, car le fer est beaucoup plus efficace que le cuivre et le bronze, que ce soit pour la fabrication d’outils ou d’armes. Le fer était bien plus accessible que les vieux métaux. Pour la première fois, les armes et la guerre furent donc démocratisées. La plus importante arme de cette époque était l’épée de fer, apparue pour la première fois en Angleterre vers 5000 av. J.-C.. Ainsi, tous les hommes pouvaient maintenant avoir une de ces épées. La guerre perdit donc son caractère fondamentalement aristocratique et devint un phénomène de masse.

L’utilisation de haches et de faucilles en fer transforma l’agriculture. La preuve en est qu’une acre de terre cultivable pouvait désormais assouvir les besoins de deux fois plus de personnes qu’avant. Cependant, il n’existait toujours pas de monnaie, et l’économie demeurait fondée sur le troc. Le surplus produit n’était pas réinvesti, puisqu’il n’existait aucune façon de le faire. Une partie du surplus était accaparé par le chef et sa famille. Une autre était utilisée dans les festins, qui occupaient un rôle central dans la société.

Un seul festin pouvait nourrir deux à trois cents personnes. Dans les vestiges d’un de ces festins ont été retrouvés les os de douze vaches et d’un grand nombre de chèvres, de porcs et de chiens. Ces rassemblements n’étaient pas seulement l’occasion d’excès de nourriture et de boisson – ils remplissaient un rôle social et religieux important. Au cours de telles cérémonies, les gens remerciaient les dieux pour les surplus de nourriture. Ces rassemblements permettaient le mélange des clans et le règlement des affaires communales. Ces somptueux festins offraient également aux chefs les moyens d’afficher leur richesse et leur pouvoir et ainsi d’accroître le prestige de la tribu ou du clan concerné.

À partir de ces lieux de rencontre ont émergé graduellement des implantations permanentes, marchés et petits villages. L’importance de la propriété privée et de la richesse augmentaient avec l’accroissement de la productivité du travail et des surplus, lesquels représentaient une cible tentante pour les raids. Comme l’Âge de fer était une période de guerres permanentes, de querelles et de raids, les implantations étaient souvent fortifiées avec de larges terrassements, comme pour le Maiden Castle dans le Dorset et Danebury dans le Hampshire.

La guerre avait pour conséquence l’accumulation d’un grand nombre de prisonniers de guerre, dont beaucoup étaient vendus comme esclaves qui – dans la dernière période – étaient échangés avec les Romains comme des marchandises. Le géographe Strabo raconte que « ces personnes vous échangeraient un esclave contre une amphore de vin ». Des échanges commencèrent donc en périphérie de ces sociétés. À travers des échanges avec une culture plus avancée (Rome), l’argent fut graduellement introduit, les premières pièces de monnaie imitant celles des Romains.

La domination de la propriété privée signifie une concentration inédite de la richesse et du pouvoir entre les mains d’une minorité. Elle provoqua une transformation spectaculaire dans les relations entre les hommes, les femmes et leur progéniture. La question de l’héritage commence alors à acquérir une importance cruciale. En conséquence, on voit l’essor de tombes spectaculaires. En Bretagne, de telles tombes commencent à apparaître vers 3000 av. J.-C. Elles représentent l’affirmation du pouvoir de la classe ou de la caste dirigeante. Elles constituent également une revendication de droits de propriété sur un territoire déterminé. Le même phénomène peut être observé dans d’autres cultures plus récentes, par exemple chez les Amérindiens des plaines d’Amérique du Nord, comme le démontrent des récits détaillés datant du 18siècle.

Nous retrouvons ici la première grande forme d’aliénation. L’humain est aliéné de sa propre essence, dans un sens double ou triple. D’abord, la propriété privée signifie l’aliénation de son produit, qui est approprié par quelqu’un d’autre. Deuxièmement, son contrôle sur sa vie et sa destinée est approprié par l’État dans la personne du roi ou du pharaon. Dernier point, mais non des moindres, cette aliénation se poursuit au-delà de la vie actuelle jusque dans la mort – l’être intérieur (« l’âme ») de tout homme ou femme est approprié par les dieux de l’autre monde, la bonne volonté desquels doit être continuellement sollicitée à travers prières et sacrifices. Et tout comme les services rendus au monarque forment la base de la richesse de la classe supérieure des mandarins et des nobles, ainsi les sacrifices pour les dieux forment la base de la richesse et du pouvoir de la caste des prêtres, qui se tient entre le peuple et les dieux et déesses. Nous voyons ici la genèse de la religion organisée.

Avec la croissance de la production et les gains en productivité rendus possibles par les nouvelles formes du travail, il y eut de nouvelles transformations dans les croyances religieuses et les coutumes. Ici encore, l’être social détermine la conscience. À la place du culte des ancêtres et des tombes en pierre, individuelles et familiales, nous voyons maintenant apparaître une expression beaucoup plus ambitieuse des croyances. La construction de cercles de pierres de dimensions stupéfiantes témoigne d’une croissance impressionnante dans la population et dans la production, rendue possible par le travail collectif à grande échelle. Les racines de la civilisation sont par conséquent à trouver précisément dans la barbarie et, encore davantage, dans l’esclavage. Le développement de la barbarie se termine avec l’émergence de l’esclavage, ou encore dans ce que Marx appelait « le mode de production asiatique ».