L’acceptation de l’initiative UDC le dimanche 9 février est venue comme un choc pour beaucoup. Etait-ce uniquement un vote « raciste » ou existait-t-il une pression « justifiée » derrière le choix de la majorité ?

 

L’initiative « contre l’immigration de masse » naît d’une différence d’intérêts entre deux fractions de la bourgeoisie suisse en capitalisant sur les migrants. L’initiative constitutionnelle, dorénavant acceptée, vise principalement à diviser les travailleurs en Suisse, d’où son caractère profondément raciste. Mais concrètement, elle est aussi une déclaration de guerre contre les mesures d’accompagnements, accordés aux syndicats lors du premier vote sur la libre circulation.

Bourgeois contre bourgeois

L’initiative UDC a déclenché une tempête qui surgit premièrement d’une différence d’intérêts matériels et d’opinions parmi la classe dirigeante sur comment mieux exploiter la main d’œuvre et diminuer le coût salarial en Suisse.

Conseiller aux Etats This Jenny à DavosLa première fraction est représentée par « Economiesuisse » qui défend principalement l’industrie exportatrice et le capital financier suisse. Celle-ci défendait la libre circulation de la main d’œuvre comme l’on a connue durant ces dernières dix années. Selon elle, la « main invisible » devrait réguler le marché de l’emploi. Cette main n’est pas aussi invisible. Ce sont les plus grandes entreprises qui dominent le marché de l’emploi et qui décident donc qui a le droit de résider en Suisse. Cette stratégie accorde aux syndicats quelques outils, lesdites « mesures d’accompagnement » afin de les lier aux accords bilatéraux. Cependant ces mesures n’arrivent pas du tout à être un vrai outil de défense du niveau des salaires. Par ailleurs, l’appareil syndical en dépend fortement. Ces mesures sont souvent l’unique possibilité de sauver une CCT (ou du moins, régler les questions salariales et l’horaire de travail) dans les branches où les patrons ne sont pas prêts à signer une convention. Les syndicats se sont même engagés en faveur de la libre circulation à cause desdites mesures, ce qui était incontestablement une erreur.

L’autre fraction bourgeoise représentée par l’UDC, est plus réactionnaire. Mais elle diffère aussi sur le plan des intérêts matériels. Quand l’industrie d’exportation dépend de l’Union européenne parce qu’elle représente le plus grand marché pour leurs exportations, l’UDC défend un autre secteur de la population. Ce parti regroupe plutôt les intérêts des paysans, des entrepreneurs de la construction et des artisans. Pour ce secteur ce sont surtout les mesures d’accompagnement qui déplaisent. Ce bloc est plus honnête dans l’utilisation de la machine de l’État en tant que défense des intérêts bourgeois. Il estime ne pas devoir masquer leur contrôle de l’appareil de l’État et lui donne directement l’ordre de lui fournir la main-d’œuvre bon marché dont il a besoin.

Les argumentaires des deux camps étaient quasi-identiques, ce qui ne surprend pas puisqu’ils défendent les deux les intérêts patronaux. Les deux campagnes nous ont assuré que l’économie suisse étaient un cas d’exception et qu’il fallait défendre ce « modèle Suisse ». Ils ont omis sciemment que ce succès enrichit en premier lieu une petite minorité : le patronat. En réalité leurs argumentaires se différenciaient uniquement sur un point : pour Economiesuisse, la libre circulation des personnes est cruciale pour la fameuse « prospérité de la Suisse ». Et selon l’UDC celle-ci est une menace pour le succès de la Suisse.

Pour le lobby de la grande industrie suisse, la main d’œuvre était disponible et suffisamment bon marché grâce cette libre circulation. Le SECO le confirme : la libre circulation permettait de « ralentir la croissance des salaires » – en d’autres mots, elle exerçait une pression sur les salaires. Mais pour les entrepreneurs UDC cela ne suffisait pas encore. Selon eux, la Suisse a pris  du retard. Comparé par exemple au fameux « agenda 2010 » de l’Allemagne, les salaires sont toujours trop élevés. Ce même parti prône une bataille encore plus violente contre le service public et l’État-providence. Dans leurs entreprises, nombre de patrons appliquent déjà leur vision du « partenariat social ». Plusieurs représentants de l’UDC pratiquent eux-mêmes le « dumping » avec ferveur. Le conseiller aux États This Jenny siège au conseil d’administration d’une entreprise de construction qui construit l’hôtel Intercontinental à Davos. Via des sous-traitants, l’entreprise a engagé des plâtriers polonais qui n’ont tout simplement pas reçu de salaires. Ce même politicien UDC était un des plus fervents opposants à la « responsabilité solidaire » dans la construction.

Blocher affirme qu’il défend le contingentement comme il était en vigueur de 1970 à 2000. « A cette époque aussi l’économie recevait toute la main d’œuvre dont elle avait besoin » dit le maître de l’UDC après la votation dans le « Tages Anzeiger ». La limitation de la main-d’œuvre étrangère était un argument de campagne mais ce n’est pas du tout l’objectif de l’initiative. Il est uniquement question de « qui » la régule : l’état ou le marché, évidemment dans l’intérêt du profit. Un contingentement affaiblira davantage les travailleurs migrants et les rendra plus exploitables par les patrons.

Un vote uniquement motivé par la xénophobie ? Non.

Deux faits deviennent évidents suite aux votations : le clivage du Röstigraben et entre ville et campagne. Ce sont principalement les mêmes régions qui ont déjà appuyé les dernières initiatives xénophobes de l’UDC : les cantons ruraux et traditionnellement plus conservateurs. Curieusement, cette partie de la population n’est pas directement concernée par le « dumping » car elle travaille rarement dans les secteurs les plus touchés. Mais ce soutien « traditionnel » ne suffisait pas encore pour faire accepter la mesure. Pour faire pencher la balance, un soutien plus large était nécessaire. Et ces voix sont venues clairement du vote « populaire ». Ce sont des gens qui subissent eux-mêmes cette pression sur les salaires ou souffrent de la déficience des mesures d’accompagnement. Cela s’est produit par exemple dans le canton de Berne, où les agglomérations urbaines n’ont pas réussi à contrebalancer le poids du vote rural. Ceci signifie qu’un nombre important d’électeurs de ces quartiers ouvriers ont soutenu l’initiative. A Genève le « Oui » a aussi dépassé le soutien additionné UDC/MCG aux élections cantonales de l’automne dernier.

Tessin

Au Tessin, cela s’est vu douloureusement. La crise en Italie et la croissance du chômage transforme la zone de l’Italie du Nord en un énorme bassin d’une armée de réserve industrielle. Les patrons tessinois n’hésitent pas à employer les « frontalieri » sur une large échelle et exercent ainsi une forte pression sur les salaires. Dans la zone frontalière, une industrie mafieuse du textile s’est installée et celle-ci paie des salaires de misère. Ceci explique donc l’acceptation de l’initiative dans ce canton avec 68.2 % de soutien.

Mais comment expliquer qu’aucun parti n’a osé mener une campagne déterminée contre l’initiative? Le Tessin a voté deux fois contre l’extension de la libre circulation, avec un taux de refus comparable. Cette pression se faisait déjà sentir auparavant et le soutien explicite des Verts tessinois doit être jugé sur cette base.

Nous sommes convaincus que dans une telle situation, il est crucial de ne pas s’adapter au discours xénophobe de la droite et du patronat. Si les travailleurs ont des problèmes sur leur lieu de travail, cela doit être pris au sérieux. Toutefois, il ne faut pas s’adapter au niveau de conscience politique et soutenir des mesures entravant les droits des travailleurs immigrés. Une amélioration des droits est uniquement possible en intégrant tous les secteurs de la classe ouvrière dans la lutte : immigrés, frontaliers et nationaux.

Comprendre les intérêts

Pour beaucoup de travailleurs qui ont soutenu l’intitiative, ce vote « anti-establishment » reflète une forte méfiance envers le Conseil fédéral, les organisations patronales et dans une certaine mesure contre les partis gouvernementaux. Cette méfiance envers la classe-dirigeante ne s’est pas forcément traduite en vote xénophobe, comme cela a pu être démontré à Genève. Dans cette ville, la campagne des syndicats et particulièrement de celle d’Unia a été plus combative que dans le reste de la Suisse et s’est mieux différenciée des arguments patronaux. Le slogan était « Protéger les salaires, pas les frontières ». Le tout-ménage distribué à large échelle, expliquait que ce n’étaient pas les travailleurs étrangers qui demandent des salaires plus bas, mais les patrons qui les exploitent et les utilisent avec succès, pour les maintenir à ce niveau. Cette campagne montre qu’avec de tels arguments il est possible, en mobilisant des arguments de classe, de toucher bien plus de gens et en particulier la partie de la population qui est sensible au discours démagogue du MCG . Quand les travailleurs sont préoccupés par la question du salaire, il est logique qu’il faille mettre l’accent sur la question du salaire ! Cette question est légitime mais la campagne a montré correctement aux gens que ce sont les patrons les responsables de la pression salariale ressentie (et bien réelle) sur le marché du travail. Par conséquent, notre réponse doit inclure tous les travailleurs, indépendamment de leur origine.

Suite à la publication des résultats, des manifestants se sont rassemblés dans toutes les grandes villes de Suisse pour protester contre le caractère xénophobe de cette initiative. Ce message internationaliste et de solidarité est plus important que jamais. Les rassemblements ont montré que la jeunesse n’a pas perdu son initiative propre et qu’elle est au contraire prête à se battre pour leurs amis, collègues et camarades étrangers.

« Bras de fer » entre la Suisse et l’UE

Comme déjà énoncé, on assiste principalement à un échange de coups entre différents camps bourgeois. Il faut encore y ajouter un troisième camp, celle des autres bourgeoisies nationales européennes et particulièrement celle d’Allemagne. Actuellement leurs intérêts sont défendus par l’appareil bureaucratique à Bruxelles. Au lendemain du vote, le Conseil Fédéral et l’UE sont en train de construire leur position de négociation.

Quand ils menacent après ce vote de faire sauter les accords d’Erasmus (un programme d’échanges universitaires) ou refusent à la Suisse de signer certains accords internationaux, il s’agit sur tout de montrer ses muscles avant les prochaines négociations bilatérales. Les bourgeoisies européennes utilisent cette occasion pour affaiblir les entreprises suisses au maximum en vue de la concurrence à laquelle ils se livrent sur les marchés mondiaux.

Le conflit au sein du patronat Suisse se transforme, dans une certaine mesure, en conflit entre l’Etat Suisse et l’UE. Pour ce dernier acteur, l’intérêt immédiat est de ne pas donner de « mauvaises idées » aux partis nationalistes des différents pays européens. Pendant cette période de crise, les idées nationalistes et anti-UE gagnent du terrain. C’est pourquoi, les Eurocrates à Bruxelles sont terrifiés par tous les développements qui peuvent fissurer l’union.

Les querelles entre bourgeois ne doit pas nous faire oublier que la cible principale visée par l’initiative de l’UDC était la suivante : attaquer les mesures d’accompagnement accordés lors de l’introduction de la libre circulation et semer la division entre les travailleurs en Suisse. Une chose est déjà claire, si ce choix doit engendrer des coûts supplémentaires pour les entreprises, ce sera les classes populaires qui en feront les frais.

Ce que nous devons faire maintenant

Le futur des négociations avec l’UE, mais aussi de la relation tripartite syndicats-patrons-Etat, est très incertain à ce stade. L’enjeu incontestablement le plus important pour le mouvement ouvrier suisse à ce moment est la défense des mesures d’accompagnement, malgré leur inefficacité prouvée. A une époque où l’organisation des salariés est faible, ces mesures sont le dernier moyen avec lequel l’appareil syndical arrive à défendre certaines conditions de travail. Toutefois il est prouvé que les mesures d’accompagnement ne sont pas un outil suffisamment fort pour empêcher une détérioration des conditions de travail. L’utilisation de cet outil requiert une longue bataille bureaucratique, qui est rarement gagnée. Ces mesures forment néanmoins la seule béquille qui permet aux syndicats de rester debout. Ce constat met en évidence l’urgence de reconstruire un syndicalisme combatif qui est ancré dans les ateliers et entreprises, un syndicalisme qui défend les travailleurs de toute provenance, indépendamment de leur statut de séjour.

Il est également nécessaire de défendre collectivement les intérêts immédiats des étrangers en Suisse. Il existe un potentiel de mobilisations dans les questions comme l’octroi de permis et particulièrement le regroupement familial. Le refus de ce dernier serait une injustice aussi forte qu’il incombera à nous tous de défendre ce droit. Une résistance efficace est uniquement possible si les syndicats suisses et les partis de gauche cessent leur politique défensive en matière d’immigration.

De plus, les dénonciations de sous-enchère salariale ces derniers temps l’ont montré : il existe en Suisse un problème de pression sur les salaires, particulièrement avec les travailleurs détachés.

Les quotas proposés par l’UDC ne donnent aucune sécurité en matière de salaire. Le patronat de l’industrie exportatrice est suffisamment puissant pour obtenir des quotas de main-d’œuvre qualifiée dont ils auront besoin. En plus, les milieux patronaux avancent déjà que des commissions tripartites pour accorder les quotas seraient une couche trop bureaucratique et que du coup les commissions chargées d’appliquer les mesures d’accompagnement devraient être démantelées. Nous devrons nous opposer d’une part à ce démantèlement des droits des travailleurs et d’autre part refuser toute participation des syndicats dans les commissions accordant les quotas ! Le mouvement ouvrier doit refuser toute intégration dans la gestion du système capitaliste !

Divers politiques avancent différentes propositions pour résoudre la situation fortement tendue du moment. Entre, les propositions de gauche très contreproductives qui demandent la pleine adhésion à l’UE (quel crime de la part de Calmy-Rey d’avancer cela uniquement dans l’intérêt de mieux vendre de son livre !) et celle visant coûte que coûte, la « défense des accords bilatéraux ». Il faut considérer ces propositions avec la même critique qui est valable pour la campagne des syndicats et du PS.  Nous ne devons jamais nous cacher derrière les arguments protectionnistes et pro-patronaux. La gauche doit défendre une position indépendante et de classe.

Caspar Oertli
JS Genève