L’avancée de l’État Islamique est dans toutes les bouches. Dans les médias, ce dernier est dépeint comme un ennemi diabolique. Que ces événements soient liés directement à la politique impérialiste de l’Occident afin d’assurer les approvisionnements en pétrole et à exercer une influence dans la région, bien sûr cela est su.

 

En juin de cette année, l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant ou État Islamique) a surgi sur la scène mondiale. Ce mouvement a la particularité d’être extrêmement brutal en plus d’être bien structuré et professionnellement organisé. Ce serait inexact d’expliquer le phénomène de l’État Islamique comme une conséquence de l’EIIL car la réalité est plus complexe.

Différents développements du Proche-Orient sont à l’origine de ce phénomène. L’action impérialiste dans cette région et plus particulièrement des USA, mais aussi de puissances régionales comme l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et bien d’autres, est le principal facteur. C’est pourquoi, il est indispensable de comprendre ce conflit et de l’inscrire dans sa dimension historique et supra-régionale.

La deuxième guerre d’Irak et la réorganisation du pays.

Drapeau de l'EI

Le point fondamental expliquant le conflit actuel est l’invasion de l’Irak en 2003 par les USA et ses alliés (principalement la Grande-Bretagne). Ceci clôt le chapitre contre le dictateur Saddam Hussein, lequel fut soutenu et armé pour confronter l’Iran et freiner son ascension. Le prétexte utilisé pour l’intervention de 2003 consistait à affirmer que l’Irak détenait des armes de destruction massive et qu’il y avait un lien entre Al-Qaïda et le pouvoir irakien en place. La conquête de l’Irak n’a duré que quelques semaines comme cela était prévu contrairement au contrôle du territoire. L’Occupation américaine a duré onze ans, jusqu’en 2012. Ces années d’occupation furent également le théâtre de violents affrontements entre différentes communautés avec des conséquences catastrophiques en termes de pertes de vie humaines et sur l’économie du pays. Selon différentes sources, les estimations des victimes varient entre 100’000-600’000.

L’instabilité suite à l’occupation tient principalement à un fait. Saddam Hussein maintenait le pays ensemble. Le pouvoir de Saddam Hussein reposait sur la minorité sunnite tout en étant dans un pays multiethnique. À travers l’armée, des moyens répressifs et l’appui de chefs locaux, le pays était sous contrôle.

Durant l’occupation de l’Irak, les USA, en revanche, ont soutenu en premier lieu les Kurdes et les chiites dirigés jusqu’à récemment par le premier ministre Maliki, lequel a conduit une politique sectaire en s’aliénant des autres populations du pays et particulièrement celle des sunnites. Les milliards états-uniens servant à la «?reconstruction?» du pays et de ses forces de sécurité ainsi que de l’économie n’ont pas vraiment servi. 35 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le gouvernement irakien est l’un des plus corrompus au monde. Enfin, l’occupation américaine de l’Irak a vu pousser les privatisations dans l’État irakien, les droits syndicaux restreints et les mouvements de travailleurs frappés durement par des méthodes antiterroristes.

 Les révolutions arabes ont également touché l’Irak en 2012 et des manifestations massives ont eu lieu dans le pays, contre la corruption, le chômage et les bas salaires. La colère et la haine qui s’était développée sur une fracture ethno-religieuse avaient, en réalité, des causes socio-économiques. Le régime criminel de Maliki et la politique dévastatrice des USA sont des causes essentielles dans la poussée de l’État Islamique.

 

La Crise économique et les révolutions arabes 

La crise globale du capitalisme depuis 2008 s’est développée de deux façons. D’un côté, la concurrence exacerbée entre les différents pays pour obtenir des marchés et des ressources. Ceci conduit à ce que d’autres puissances régionales aient un rôle actif afin d’agrandir leur sphère d’influence. Les soutiens financiers ou la livraison d’armes à des acteurs du conflit servent à développer ou à maintenir des intérêts propres.

De l’autre côté, la crise a eu un impact sur les mouvements révolutionnaires qui ont eu lieu au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Plusieurs régimes furent renversés, mais aussi deux guerres bourgeoises ont bouleversé la région. En Libye la situation est plus instable que jamais suite au renversement de Khaddafi. En Syrie, une autre guerre bourgeoise fait rage depuis 2011 et a coûté la vie à plus de 200’000 personnes. Ces guerres ouvertes ont suivi les vagues de protestation dont les revendications étaient fondées sur des demandes sociales et économiques. Celles-ci furent étouffées par une répression brutale, comme pour le Régime d’Assad. L’occasion pour déstabiliser son régime par différentes puissances était idéale. Différents groupes furent soutenus et/ou armés en premier lieu par la famille royale Saoudienne (une des plus loyales alliées des USA dans la région). Certains de ces groupes islamistes sont proches d’Al-Qaïda. D’autres pays européens mais aussi les USA, la Turquie, le Qatar soutiennent différents groupes qui ont leurs propres intérêts et ne sont pas totalement unis contre Assad. Le pays est désormais éclaté. Assad a pu empêcher pour un temps la division du pays, mais quelques islamistes radicaux relâchés des prisons ont permis la constitution de l’EIIL, qui fit déjà parler de lui en 2013. Il est fort probable que cette organisation ait reçu des fonds des États du Golfe et de l’Arabie Saoudite. D’autres ressources proviennent d’autres activités liées au contrôle de leur territoire (pétrole, kidnappings et impôts).

La Syrie a comparativement moins de puits de pétrole et la plupart ne sont plus sous contrôle du gouvernement, mais âprement contesté entre les Kurdes, le front Al-Nusra (proche d’Al-Qaïda) et l’EI. La lutte pour les ressources est une des raisons qui ont amené l’EEIL, devenu EI, à changer de tactique afin de tenter la conquête de territoires en Irak.

 

L’islam politique et l’impérialisme

Ce n’est pas nouveau que les groupuscules islamistes soient soutenus par les États occidentaux et d’autres puissances. Déjà pendant la guerre en Afghanistan après l’invasion par l’armée russe, les USA comme le Pakistan et l’Arabie Saoudite investissaient dans la construction d’organisations militaires avec un fondement idéologique fondamentaliste.

Des milliers de jeunes hommes étaient recrutés dans toute la région et envoyés en Afghanistan. Ces milices, dont un bon nombre avaient reçu leur formation militaire par la CIA, devraient devenir plus tard la colonne vertébrale des talibans et d’Al-Qaïda. Même après le 11 septembre 2001, les USA et ces alliés ont utilisé de tels groupes pour assurer leurs intérêts politiques et économiques. Le front d’al-Nusra en Syrie, par exemple, reçoit incontestablement du soutien de la Turquie et le soutien direct par les USA est possible. L’islamisme fondamentaliste est donc paradoxalement lié à la «?Realpolitik?» de l’occident et ces alliées dans la région. Ce qui nous est présenté par les élites et par les médias de masse comme une lutte entre civilisations se révèle fondamentalement un combat pour des sphères d’influence et des ressources.

 

Rébellion contre l’État central

La conquête de Mosul par l’EI et les succès qui suivaient dans la période d’après ne sont pas dus principalement à la force de frappe de cette organisation. L’EI reste numériquement faible. Comme décrit plus haut, l’EI est seulement la pointe de l’iceberg d’un phénomène qu’on peut appeler le soulèvement des sunnites d’Irak. Un facteur important sont les vieilles structures militaires qui datent du régime Hussein. Beaucoup d’officiers et soldats sont organisés pas l’EI, parce que ces militaires ont perdu leur pain quotidien et leurs privilèges avec la chute de l’ancien régime. L’ancienne EIIL est uniquement l’organisation la plus forte dans un ensemble d’organisations et de structures claniques avec des objectifs et idéologies très divers et qui luttent momentanément plus ou moins ensemble contre l’État central irakien. Pour le moment, l’EI jouit (toujours) d’un soutien relativement large dans la population. Ceci vient du fait que l’EI incorpore la résistance la plus farouche contre l’État détesté a Bagdad. Ce soutien explique pourquoi l’armée irakienne est implosée sans résistance. Par contre, un avancement dans des terrains majoritairement chiites reste pour cela improbable. 

Le rôle de l’Iran

L’arrivée en puissance de l’EI a chamboulé les relations dans toute la région. Entre les pays de l’ouest et l’Iran, la relation se détend davantage grâce à l’ennemi commun. L’Iran a pu augmenter son influence en Irak ces dernières années et entretient des liens étroits avec le régime chiite de Maliki. La République islamique profite du moment et utilise le prétexte de la défense des chiites contre les sunnites pour étendre son influence. Il y a déjà des troupes iraniennes qui combattent en Irak et les cadres des gardes révolutionnaires jouent un rôle important dans les milices chiites, organisées par des chiites fondamentalistes. Ceci alimente à l’inverse les préjugés sectaires de la population sunnite et joue dans les mains de l’EI.

 

Kurdistan??

Le gouvernement régional du Kurdistan irakien est le troisième grand groupe en conflit, à côté de l’EI et le gouvernement central. Celui-ci a pris avantage de la désintégration de l’armée irakienne pour prendre Kirkouk avec ces puits pétroliers importants. Il paraissait que les troupes des deux plus grandes parties kurdes d’Irak du Nord cherchaient à éviter le conflit ouvert avec l’EI. Ils étaient mis sous forte pression par les avancées de l’EI. Actuellement, il semble que personne ne puisse empêcher une indépendance kurde. La question ne semble cependant guère résolue parmi les Kurdes mêmes.

Le «?Parti démocratique du Kurdistan?», dirigé par Barzani et qui est le parti le plus fort, semble être nettement en faveur de l’indépendance. Ceci est moins clair en ce qui concerne leur partenaire politique de l’«?Union patriotique du Kurdistan?». Cette formation est encore davantage liée au gouvernement central. Ce qu’ils ont en commun est d’être tout aussi corrompus que le gouvernement central. Il paraît qu’il est surtout intéressé à rassurer leurs rentes pétrolières. C’est de cette façon qu’il faut expliquer leur alliance avec le gouvernement turc. Le pétrole est transporté en et à travers la Turquie. C’est pour cela que le gouvernement turc a commencé à soutenir militairement les Kurdes d’Irak du Nord, en plus du soutien massif en matériel de guerre par les puissances occidentales et l’Iran.

 

Le PKK forme cependant une autre force du mouvement kurde qui est plus ou moins ouvertement hostile aux clans corrompus d’Irak du nord. Leur focus idéologique est sur une démocratisation de larges secteurs de la vie sociale, tout comme sur l’enraiement de l’économie capitaliste. Les groupes majoritaires d’Irak du Nord veulent cependant ne rien savoir de ces points programmatiques. L’influence du PKK est particulièrement forte dans les territoires kurdes en Syrie, alors en «?Rojava?». Des combattants de la région et le PKK mènent actuellement une lutte presque indépendante contre l’EI. Ils refusent par principe tout soutien par l’occident ou d’autres grandes puissances, représentant pour le moment la seule force influente et progressiste dans toute la région.

 

Une intervention occidentale?? 

Les USA bombardent les territoires sous contrôle de l’EI depuis début août. Ceci a certes endigué l’EI, mais joue aussi dans les mains de ces dirigeants. Ces frappes aériennes ont comme conséquence des nombreuses victimes, ce qui ne fait qu’inciter la haine de la population contre les USA et ses alliés, le gouvernement central d’Irak. Les massacres provoqués par les bombes états-uniennes ne font qu’alimenter davantage le flux de nouvelles recrues pour l’EI, comme ce fut aussi le cas en Afghanistan. En lançant une intervention militaire en Irak, l’occident ne fait que souffler davantage sur les braises. S’ajoute que toute intervention sous prétexte de vouloir «?sauver des vies?» dans un pays ou des milliers ont déjà trouvé la mort sous les bombes, n’est rien d’autre qu’hypocrite. Toute intervention sera interprétée dans le sens d’une reconquête du contrôle en vue de replacer la même bande de politiciens corrompus au pouvoir.

 

Quelle suite??

En ce moment, les dynamiques de ce conflit sont assez difficiles à estimer. Il s’annonce maintenant que des conquêtes territoriales plus importantes par l’EI en Irak sont devenues très peu probables. Il est plus important de se rappeler ce qu’était au final la source de ce chaos. Même si ces conflits apparaissent maintenant, du moins à la surface, comme des conflits sectaires, ceci ne fait que cacher des facteurs décisifs. Ce sont l’injustice sociale énorme, le manque d’emplois, les salaires de misère, le manque de nourriture, etc. Dès le début des révolutions arabes, les classes dominantes de toute la région ont essayé de noyer ces forces révolutionnaires incroyables dans le sang. En se contestant les bénéfices potentiels, les élites régionales et globales ont cependant laissé la situation complètement dégénérer. L’EI est un fruit de cette folie dérapée. Des questions religieuses ou ethniques ne servent que comme prétexte et pour la propagande. Les questions sociales vont réapparaître tôt ou tard en devant de la scène. C’est là qu’est l’espoir pour toute la région. Le potentiel progressif énorme, transgressant les différences ethniques, s’était montré durant les révolutions arabes et ceci malgré la situation désastreuse de la gauche socialiste, et de la gauche en générale, des pays concernés. La haine et le désespoir que les élites ont fait dévier vers les chiites, les kurdes ou les sunnites, peut tout aussi vite se tourner contre les criminels corrompus et contre les puissances impérialistes.