L’article suivant est extrait du document « Perspectives Mondiales 2014 », qui sera discuté et amendé jusqu’au Congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale (TMI), en Grèce, fin juillet 2014. Des délégués de l‘étincelle participeront à ce congrès.

La crise mondiale du capitalisme frappe l’Europe de plein fouet. La perspective d’une Europe capitaliste unifiée est sérieusement compromise. Toutes les contradictions nationales ont refait surface, menaçant l’avenir non seulement de l’euro, mais aussi de l’UE elle-même. Le lancement de l’euro, en 1999, nous était présenté comme la garantie d’un avenir de paix, de prospérité et d’intégration européenne. Mais, comme nous le prédisions à l’époque, l’euro s’est transformé, dans un contexte de crise, en un facteur de désintégration. Bien que la monnaie unique ne soit pas la cause fondamentale des problèmes de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne (comme se l’imaginent des esprits étroits et nationalistes), il est clair qu’elle a énormément exacerbé ces problèmes.

Par le passé, ces pays pouvaient répondre à une crise par une dévaluation de leur monnaie nationale, afin d’accroître la compétitivité de leurs exportations. Ce n’est plus possible. Leurs gouvernements sont obligés de recourir à une « dévaluation interne » – c’est-à-dire à la mise en œuvre de politiques d’austérité drastiques. Mais le seul effet que cela produit est d’aggraver la récession (en minant la demande) et de renforcer les contradictions de classe.

La crise en Grèce – le maillon faible du capitalisme européen – a joué le rôle de catalyseur. Mais elle a des répercussions dans toute l’Europe, y compris l’Allemagne.

L’Allemagne

En surface, il semble que l’Allemagne ait réussi à échapper aux pires effets de la crise. Mais cela ne durera pas. Le talon d’Achille du capitalisme allemand est sa dépendance inédite à l’égard de ses exportations. En 2012, les exportations de l’Allemagne entraient pour 44% de son PIB, soit 1100 milliards d’euros. Ces performances reposaient sur d’importants investissements et sur le fait que les salaires réels des travailleurs allemands n’ont pas progressé depuis 1992. Le Financial Times explique : « L’Allemagne est désormais le pays d’Europe occidentale qui compte la plus grande proportion de travailleurs sous-payés relativement au salaire médian ». Un quart des travailleurs allemands touche un « bas salaire » – et le nombre de travailleurs précaires a triplé en 10 ans.

Les taux de productivité élevés dégagés par ses travailleurs ont donné à l’Allemagne un avantage important sur ses rivaux européens. Entre 2000 et 2011, la production industrielle a reculé de 16,4 % au Portugal, de 17,3 % en Italie, de 16,4 % en Espagne, de 29,9 % en Grèce – mais augmentait de 19,7 % en Allemagne. Celle-ci a progressé au détriment des autres pays. Et c’est surtout l’Allemagne qui a profité de l’euro. Il fut un temps où les banques allemandes étaient ravies de prêter de l’argent à des pays comme la Grèce, qui achetaient alors des marchandises allemandes. Désormais le processus s’est inversé. Les « sauvetages » de la Grèce visent avant tout à protéger les banques allemandes (et françaises).

En Allemagne, des démagogues de droite accusent l’euro et l’Europe de tous les maux. Mais les stratèges les plus sérieux du capitalisme allemand sont remplis d’appréhension. Ils comprennent que l’Allemagne ne peut pas restaurer son équilibre économique tant que le reste de la zone euro ne sort pas de la crise. En effet : où l’Allemagne va-t-elle exporter ses marchandises, en l’absence d’une reprise économique en Europe ?

Le Portugal

Le Portugal est embourbé dans la récession : en 2013, son PIB a reculé de 1,6 à 2,7 %, selon les différentes prévisions. Le chômage atteint le taux record de 16 % et le gouvernement ne parvient pas à atteindre ses objectifs de réduction des déficits, malgré les coupes budgétaires massives imposées lors du « plan de sauvetage » d’un montant de 78 milliards d’euros.

Le budget 2014 prévoit de nouvelles coupes dans les salaires du secteur public (de 2 à 12 % selon les catégories de travailleurs) ainsi que 728 millions d’économies sur les retraites. C’est ce qui a conduit à un effondrement du soutien au gouvernement de droite. Les partis au pouvoir ont été sévèrement sanctionnés lors des élections locales de 2013. « L’environnement politique se détériore », se plaint le Financial Times.

Après avoir servilement appliqué toutes les mesures d’austérité exigées pour les dirigeants de l’UE et le FMI, le gouvernement portugais – qui a besoin d’un nouveau renflouement – leur demande « un peu de temps ». Mais les argentiers de la Troïka ne sont pas d’humeur patiente. Ils ne prêteront pas d’argent au Portugal sans des garanties solides que le programme d’austérité se poursuivra. Cela provoquera de nouvelles mobilisations massives de la part des jeunes et des travailleurs. Déjà, le 27 juin 2013, le gouvernement de Passos de Coelho a failli être renversé par une grève générale.

La classe ouvrière portugaise redécouvre les traditions de la révolution de 1974-75. Un million de personnes sont descendues dans la rue en septembre 2012, puis 1,5 million en mars 2013. Le problème, c’est la direction du mouvement. Le Parti Socialise, qui avait signé les conditions du « sauvetage » juste avant de perdre le pouvoir, est toujours discrédité. Le Parti Communiste est le principal bénéficiaire de l’actuelle vague de mécontentement. Cependant, sa perspective d’une économie « patriotique et démocratique » ayant rompu avec la zone euro (sur la base du capitalisme) n’est pas une alternative sérieuse à la crise actuelle. Quant au Bloc de Gauche, l’autre force à la gauche du PS, il défend le programme réformiste et keynésien d’une « Europe sociale » (là encore, sur la base du capitalisme).

La Grèce

Après cinq années de politiques de rigueur implacables, les problèmes de la Grèce sont plus graves que jamais. La profonde récession se poursuit. 1,4 million de personnes sont au chômage, dont deux jeunes sur trois. Une grande pauvreté inédite depuis les années de guerre se généralise.

Le gouvernement d’Athènes se plaint (non sans raison) du fait que les coupes exigées par Bruxelles aggravent la crise économique, minent les recettes fiscales, donc creusent les déficits et poussent la Grèce à s’endetter davantage. Mais les Allemands et autres prêteurs lui répondent que les pays d’Europe du Sud ont vécu au-dessus de leur moyen et doivent « apprendre la discipline ».

Chaque « plan de sauvetage » n’a permis que de gagner un peu de temps. Mais les marchés ne sont pas dupes. Le dénouement de la crise en Grèce – sa sortie de la zone euro – est inévitable.

L’effondrement des niveaux de vie a provoqué une vague de grèves générales et de manifestations massives. Deux gouvernements ont déjà chuté. Celui de Samaras lutte pour maintenir une coalition fragile qui ne peut durer très longtemps. Le principal bénéficiaire en sera Syriza.

A droite, l’Aube Dorée a également grandi. Certains en ont tiré la conclusion qu’il y a un danger de fascisme imminent en Grèce. Il n’en est rien. La classe ouvrière grecque est puissante, militante et n’a pas subi de défaite majeure au cours de la dernière période. Aussi, la bourgeoisie grecque redoute-telle qu’une action prématurée des fascistes provoque une réaction massive incontrôlable. L’assassinat d’un rappeur de gauche connu, le 18 septembre dernier, a provoqué une explosion de colère dans les rues d’Athènes. En réponse, la classe dirigeante a dû prendre des mesures contre l’Aube Dorée.

Bien sûr, la bourgeoisie n’a pas l’intention d’éliminer les fascistes. Les mesures prises, très limitées, ne visent qu’à calmer la colère des jeunes et des travailleurs. Les fascistes se regrouperont sous une autre bannière, sans doute dans le cadre d’une coalition de droite, en se donnant une image plus « respectable » (moins nazie).

Mais la perspective immédiate, en Grèce, n’est ni le fascisme, ni le bonapartisme, mais une nouvelle poussée vers la gauche. L’inévitable chute du gouvernement de Samaras ouvrira la voie à un gouvernement dirigé par Syriza. Or, plus Tsipras s’approche du pouvoir, plus il modère son discours dans l’espoir de capter davantage de voix. Mais c’est l’inverse qui se produit : cette modération engendre un scepticisme croissant du peuple grec, qui a accumulé beaucoup d’expérience en matière de promesses non tenues. Au cours des quatre ou cinq dernières années, les travailleurs grecs ont largement montré leur détermination à changer la société. Ils se sont engagés dans toute une série de grèves générales. Mais la gravité de la crise est telle que même les grèves et les manifestations ponctuelles, même très militantes, ne peuvent pas régler le problème. En conséquence, les appels à des grèves générales de 24 heures rencontrent de moins en moins d’écho dans les entreprises. Bloqués sur la voie des grèves et des manifestations, les travailleurs se mobiliseront sur le plan électoral. Tôt ou tard, ils éliront un gouvernement de gauche. Syriza sera confronté à l’alternative suivante : soit appliquer une politique véritablement socialiste, soit accepter de gérer le capitalisme grec corrompu et pourrissant. Cela marquera une nouvelle étape de la révolution grecque – et ouvrira de grandes possibilités aux marxistes grecs.

Les organisations de masse

Le problème central, c’est la direction du mouvement ouvrier. Les dirigeants des partis de gauche et des syndicats vivent dans le passé. Ils n’ont pas compris la nature de la crise actuelle et rêvent de la possibilité de revenir « au bon vieux temps ». Ils sont organiquement incapables de rompre avec la bourgeoisie et de diriger une lutte sérieuse pour défendre les conquêtes sociales du passé, sans parler d’en arracher de nouvelles.

Il y a un gouffre entre la colère brulante de la classe ouvrière et la passivité de ses dirigeants. De manière générale, les organisations de masse sont à un faible niveau d’activité. En conséquence, aucune pression réelle ne les empêche d’aller vers la droite. Telle fut la tendance générale au cours de la dernière période. La dégénérescence des directions a atteint des niveaux inédits. Le fait est que les organisations qui ont été créées par la classe ouvrière pour changer la société sont devenues de puissants obstacles sur la voie de la transformation sociale.

Ayant depuis longtemps abandonné toute prétention de lutter pour le socialisme, les dirigeants sociaux-démocrates s’adressent aux banquiers et aux capitalistes – sur un ton « modéré » et « responsable ». Ils s’efforcent de convaincre la classe dirigeante qu’ils peuvent assumer les plus hautes fonctions de l’État. Et pour lui donner des garanties, ils se montrent encore plus zélés que les conservateurs lorsqu’ils arrivent au pouvoir et mènent une politique de contreréformes (sous prétexte de « réformes », bien sûr).

Les réformistes de gauche, qui dominaient les partis socialistes dans l’Europe des années 70, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Sans bases idéologique et théorique fermes, ils se trainent derrière les dirigeants les plus droitiers du mouvement ouvrier. Ceux-ci sont plus confiants, car ils sentent qu’ils ont le soutien du grand capital. A l’inverse, les réformistes de gauche n’ont confiance ni en eux-mêmes, ni dans la classe ouvrière.

Toute une série de gouvernements de « gauche » a été éjectée du pouvoir après avoir mené des coupes : en Espagne, en Islande, au Portugal, en Norvège, en Grèce et, avant cela, en Italie. D’autres gouvernements vont probablement perdre le pouvoir aux prochaines élections : au Danemark, en Irlande et en France. Le Parti Travailliste irlandais bénéficiait de bons sondages avant d’entrer dans un gouvernement de coalition bourgeois menant une politique d’austérité. En conséquence, il est passé de 24 à 4 % de soutien dans l’opinion. De même, en Grèce, le Pasok avait une base de masse (près de 50 % des voix) avant d’engager les premiers plans de rigueur.

Cela dit, les organisations traditionnelles, même les plus droitières, peuvent refléter la pression des masses. Dans la période à venir, il y aura de violentes oscillations de l’opinion publique vers la gauche et vers la droite. On doit s’y préparer et en expliquer la signification. Cherchant une issue à la crise, les travailleurs vont tester – et rejeter – un parti et un dirigeant l’un après l’autre. Mais le dénominateur commun, ce sera le rejet de quiconque participe à un gouvernement menant une politique d’austérité. Et il y aura des scissions – sur la droite et sur la gauche. Dans certains cas, des organisations de masse peuvent être purement et simplement détruites, comme le PRC en Italie et, peut-être, le Pasok en Grèce. Toutes entreront en crise. A un certain stade, la crise favorisera la cristallisation de tendances de gauche au sein des partis et des syndicats ouvriers. Les marxistes doivent s’efforcer de gagner aux idées révolutionnaires les militants qui se déplacent vers la gauche.

Le rôle de la jeunesse

L’une des caractéristiques majeures de la situation actuelle, c’est la persistance de niveaux très élevés de chômage et de sous-emploi, en particulier dans la jeunesse. Il ne s’agit pas de « l’armée de réserve industrielle » dont parlait Marx, mais d’un chômage structurel, organique, permanent, qui est comme un cancer rongeant la société.

La jeunesse est frappée de plein fouet par la crise du capitalisme. Ses espoirs et aspirations se heurtent à un mur infranchissable. Le chômage des jeunes leur est d’autant plus insupportable qu’ils sont hautement qualifiés. Cela crée un groupe social varié très volatile et explosif.

Pour la première fois, une nouvelle génération ne peut pas espérer vivre mieux que la précédente. On leur a volé leur avenir. Toute une génération de jeunes est sacrifiée sur l’autel du Capital. Il y a bien sûr des différences entre les situations en Turquie et au Brésil. Mais il y a aussi des facteurs communs à ce mécontentement massif. L’un de ces facteurs est le chômage des jeunes.

Ce phénomène n’est pas limité aux pays pauvres d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie. Le chômage et la pauvreté peuvent provoquer des explosions dans tout pays, à tout moment. Le chômage des jeunes était un facteur important dans le « Printemps arabe ». Il peut avoir le même effet en Europe. D’ores et déjà, il y a une radicalisation de la jeunesse à travers le continent, à différents degrés selon les pays.

En Grande-Bretagne, une vague de mobilisations étudiantes a été suivie par des émeutes des jeunes chômeurs dans toutes les grandes villes. En Grèce, les grandes mobilisations de la classe ouvrière ont été précédées par un puissant mouvement lycéen. En Espagne et aux États-Unis, le mouvement des « indignés » était essentiellement composé de jeunes. Il existe à ce phénomène de nombreux précédents historiques. La Révolution russe de 1905 fut précédée par de grandes manifestations étudiantes en 1900 et 1901. En France, c’est la répression brutale du mouvement étudiant qui a fourni l’étincelle de la Révolution de mai 68.

Lénine disait : « Ceux qui ont la jeunesse ont l’avenir ». Nous devons à tout prix trouver le chemin vers la jeunesse révolutionnaire – et donner une expression organisée au désir instinctif des jeunes de lutter pour un monde meilleur. Le succès ou l’échec de la TMI dépend, dans une grande mesure, de sa capacité à accomplir cette tâche.