Depuis qu’il y a des capitalistes et des ouvriers dans le monde, il n’est pas paru de livre qui fût de pareille importance pour les ouvriers que celui-ci. Les rapports entre le Capital et le Travail, l’axe autour duquel tourne tout notre système social actuel, y sont pour la première fois développés scientifiquement…

 

L’économie politique nous enseigne jusqu’à maintenant que le travail est la source de toute richesse et la mesure de toutes les valeurs, de telle façon que deux objets dont la production a coûté le même temps de travail ont aussi la même valeur et que des valeurs égales étant généralement seules échangeables entre elles, ils doivent aussi être nécessairement échangés les uns contre les autres.

Mais elle enseigne en même temps qu’il existe une espèce de travail emmagasiné qu’elle appelle capital ; que ce capital, grâce aux ressources qu’il renferme, multiplie par cent et par mille la productivité du travail vivant et réclame pour cela une certaine compensation qu’on appelle profit ou bénéfice.

Comme nous le savons tous, les choses se présentent en réalité de la façon suivante : les profits du travail mort, accumulé, constituent une masse de plus en plus grande, les capitaux des capitalistes prennent des proportions de plus en plus colossales, alors que le salaire du travail vivant devient de plus en plus infime, et la masse des ouvriers vivant uniquement de salaire, de plus en plus nombreuse et de plus en plus pauvre. Comment résoudre cette contradiction ?

Comment peut-it rester un profit au capitalistes si l’ouvrier reçoit la valeur entière du travail qu’il ajoute à son produit ? Et pourtant, puisque seules des valeurs égales sont échangeables, il devrait bien en être ainsi.

D’autre part, comment des valeurs égales peuvent-elles être échangées, comment l’ouvrier peut-il recevoir la valeur entière de son produit, si, comme il est concédé par beaucoup d’économistes, ce produit est partagé entre lui et les capitalistes ? L’économie reste jusqu’ici perplexe devant cette contradiction, écrit ou balbutie des formules embarrassées et vides.

Même les critiques socialistes de 1’économie n’ont pas été capables jusqu’ici de faire autre chose que de souligner cette contradiction ; aucun ne l’a résolue jusqu’au moment où, enfin, Marx, poursuivant le processus de la formation de ce profit jusqu’à son lieu de naissance, a fait sur le tout la pleine lumière.

Dans le développement du capital, Marx part du fait simple et notoire que les capitalistes font valoir leur capital au moyen de 1’échange ; ils achètent de la marchandise pour de l’argent et la revendent ensuite pour une somme plus élevée qu’elle ne leur a coûté. Un capitaliste achète, par exemple, du coton pour 1000 francs et le revend pour 1100 francs, gagnant ainsi 100 francs. C’est cet excédent de 100 francs sur le capital initial que Marx appelle plus-value.

D’où provient cette plus-value ? D’aprés l’hypothèse des économistes, seules des valeurs égales sont échangeables, et, dans le domaine de la théorie abstraite, la chose est juste aussi. L’achat du coton et sa revente ne peuvent donc pas plus fournir de plus-value que 1’échange d’un kilo d’argent contre une somme et un nouvel échange de cette monnaie de compte contre le kilo d’argent, opération où on ne s’enrichit ni ne s’appauvrit. Mais la plus-value ne peut pas non plus provenir du fait que les vendeurs vendent les marchandises au-dessus de leur valeur, ou que les acheteurs les achètent au-dessous de leur valeur, car chacun d’eux à son tour étant tantôt acheteur, tantôt vendeur, il y a , par conséquent, compensation.

Cela ne peut pas non plus provenir du fait que les acheteurs et les vendeurs renchérissent les uns sur les autres, car cela ne produirait pas de nouvelle valeur ou plus-value, mais ne ferait, au contraire, que répartir autrement le capital existant entre les capitalistes.

Or, bien que le capitaliste achète et revende les marchandises à leur valeur, il en tire plus de valeur qu’il n’y en a mis. Comment cela se produit-it ?

Dans les conditions sociales actuelles, le capitaliste trouve sur le marché une marchandise qui a cette propriété particulière que sa consommation est une source de nouvelle valeur, crée une nouvelle valeur, et cette marchandise, c’est la force de travail.

Qu’est-ce que la valeur de la force de travail ? La valeur de chaque marchandise est mesurée par le travail qu’exige sa production. La force de travail existe sous la forme de l’ouvrier vivant qui a besoin, pour vivre, ainsi que pour entretenir sa famille qui assure la persistance de la force de travail après sa mort, d’une somme déterminée de moyens de subsistance. C’est donc le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistence qui représente la valeur de la force de travail. Le capitaliste paye l’ouvrier par semaine et achète ainsi l’emploi de son travail pour une semaine. Messieurs les économistes seront jusque-là assez d’accord avec nous sur la valeur de la force de travail.

A ce moment, le capitaliste met son ouvrier au travail. Dans un temps déterminé, l’ouvrier aura livré autant de travail que son salaire hebdomadaire en représentait. A supposer que le salaire hebdomadaire d’un ouvrier représente trois journées de travail, l’ouvrier qui commence le lundi a rendu au capitaliste le mercredi soir la valeur entière du salaire payé.

Mais cesse-t-il ensuite de travailler ? Pas du tout. Le capitaliste a acheté son travail pour une semaine, et il faut que l’ouvrier travaille encore les trois derniers jours de la semaine. Ce surtravail de l’ouvrier au-dela du temps nécessaire pour rendre son salaire, est la source de la plus-value, du profit, du grossissement toujours croissant du capital.

Qu’on ne dise pas que c’est une supposition gratuite d’affirmer que l’ouvrier fait sortir en trois jours le salaire qu’il a reçu et que les trois autres jours il travaille pour le capitaliste. Qu’il ait besoin de juste trois jours pour rendre son salaire ou de deux, ou de quatre, c’est d’ailleurs ici une chose tout à fait indifférente et qui ne fait que changer selon les circonstances ; mais la chose principale , c’est que le capitaliste, à côté du travail qu’il paye, obtient encore du travail qu’il ne paye pas, et il n’y a pas là de supposition arbitraire, car le jour où le capitaliste ne recevrait continuellement de l’ouvrier qu’autant de travail qu’il lui en paye en salaire, ce jour-là, il fermerait son atelier car tout son profit s’envolerait.

Et voila que nous avons résolu toutes ces contradictions. La formation de la plus-value (dont le profit du capitaliste constitue une partie importante) est maintenant tout à fait claire et naturelle. La valeur de la force de travail est payée, mais cette valeur est de beaucoup moindre que celle que le capitaliste sait tirer de la force de travail, et la différence, le travail non payé, constitue précisément la part du capitaliste, ou plus exactement, de la classe capitaliste. […]

C’est ce travail non payé qui, en généraI, entretient tous les membres de la société ne travaillant pas. C’est avec lui qu’on paye les impôts d’Etat et des communes dans la mesure où ils atteignent la classe capitaliste, les rentes foncières des propriétaires terriens etc. C’est sur lui que repose tout l’état social existant.

D’autre part, il serait ridicule de supposer que le travail non payé ne s’est formé que dans les conditions actuelles, où la production est faite d’un côté par des capitalistes et de l’autre par des salariés. Loin de là, de tout temps la classe opprimée a dû faire du travail non payé. Pendant toute la longue période où l’esclavage fut la forme dominante de l’organisation du travail, les esclaves ont été obligés de travailler beaucoup plus qu’on ne leur donnait sous forme de moyens de subsistance. Sous la domination du servage et jusqu’à l’abolition de la corvée paysanne, il en fut de même ; et là apparaît même, de façon tangible, la différence entre le temps où le paysan travaille pour sa propre subsistance et celui où il fait du surtravail pour le seigneur, parce que ces deux formes de travail s’accomplissent de façon séparée. La forme est maintenant différente, mais la chose est restée, et tant qu’ „une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production“. (Marx, Le Capital, Tome 1. p. 231).

Nous avons vu que chaque ouvrier qui est occupé par le capitaliste fait un double travail : pendant une partie de son temps de travail, il restitue le salaire que lui a avancé le capitaliste, et cette partie de son travail est appelée par Marx le travail nécessaire. Mais ensuite, il doit encore continuer à travailler et produire pendant ce temps la plus-value pour le capitaliste, dont le profit constitue une partie importante. Cette partie du travail s’appelle le surtravail.

Supposons que l’ouvrier travaille trois jours de la semaine pour restituer son salaire et trois jours pour produire de la plus-value pour le capitaliste. Cela veut dire, en d’autres termes, qu’il travaille, dans une journée de douze heures, six heures par jour pour son salaire et six heures pour créer de la plus-value. Mais on ne peut tirer de la semaine que six jours, et en y ajoutant le dimanche même, sept jours seulement, alors que de chaque jour on peut tirer six, huit, dix, douze, quinze et même plus d’heures de travail. L’ouvrier a vendu pour son salaire une journée de travail au capitaliste. Mais qu’est-ce qu’un jour de travail ? Huit heures ou dix-huit ?

Le capitaliste a intérêt à faire la joumée de travail aussi longue que possible. Plus elle est longue, plus elle crée de plus-value. L’ouvrier a le juste sentiment que chaque heure de travail qu’il fait au-delà de la restitution de son salaire, lui est prise de façon illégitime ; c’est sur son propre corps qu’il doit sentir ce que cela signifie de travailler un temps trop long. Le capitaliste lutte pour son profit, l’ouvrier pour santé, pour quelques heures de repos quotidien, pour pouvoir, en dehors du travail, du sommeil et du manger, fournir encore une autre activité humaine. Remarquons en passant qu’il ne depend pas de la bonne volonté des capitalistes pris isolément qu’ils veuillent ou non s’engager dans cette lutte, car la concurrence contraint le plus philanthrope d’entre eux de se rallier à ses collègues et à faire accomplir une aussi longue journée de travail que ceux-ci.

La lutte pour cette fixation de la journée de travail date de la première apparition d’ouvriers libres dans l’histoire et dure jusqu’aujourd’hui. Dans diverses industries règnent des coutumes diverses concernant la journée de travail ; mais, en réalité, elles sont rarement observées. C’est seulement là où la loi fixe la journée de travail et en contrôle l’observation, c’est là seulement qu’on peut vraiment dire qu’il existe une journée de travail normale. Et jusqu’à maintenant, ce n’est presque le cas que dans les districts industriels d’Angleterre. Là, la journée de travail de dix heures (10 heures et demie pendant cinq jours et 7 heures et demie le samedi) est fixée pour toutes les femmes et pour les garçons de 13 à 18 ans, et comme les hommes ne peuvent travailler sans ces derniers, ils tombent, eux aussi, sous la loi de la journée de dix heures.

Cette loi, les ouvriers des fabriques d’Angleterre l’ont conquise par de longues années de persévérance, par la lutte la plus tenace et la plus obstinée avec les fabricants, par la liberté de la presse, par le droit de coalition et de réunion, ainsi que par l’utilisation habile des divisions au sein de la classe dominante elle-même. Elle est devenue le palladium des ouvriers anglais, elle a été élargie peu à peu à toutes les grandes branches d’industrie et, l’année dernière, à presque tous les métiers, du moins à tous ceux où sont occupés des femmes et des enfants. Sur l’histoire de cette réglementation légale de la journée de travail en Angleterre, l’ouvrage présent contient une documentation extrêmement détaillée. […]

Nous laisserons de côté une série d’autres recherches magnifiques, d’un intérêt plus théorique, et nous nous contenterons d’en venir au chapitre final qui traite de l’accumulation du capital. On y prouve d’abord que la méthode de production capitaliste, c’est-à-dire réalisée par des capitalistes, d’une part, et des salariés, d’autre part, non seulement reproduit toujours son capital au capitaliste, mais produit toujours aussi en même temps la misère des ouvriers, de sorte que l’on veille à ce que, toujours à nouveau, existent d’un côté des capitalistes qui sont les possesseurs de tous les moyens de subsistance, de toutes les matières premières et de tous les instruments de travail, et, de l’autre côté, la grande masse des ouvriers qui sont contraints de vendre leur force de travail à ces capitalistes pour une certaine quantité de moyens de subsistance suffisants tout au plus, dans le meilleur des cas, pour les maintenir en état de travailler et pour faire grandir une nouvelle génération de prolétaires aptes au travail.

Mais le capital ne fait pas que se reproduire : il est continuellement multiplié et grossi, et avec lui, sa puissance sur la classe des ouvriers, privés de propriété. Et de même qu’il se reproduit à son tour dans des proportions de plus en plus grandes, le mode de production capitaliste moderne reproduit également, dans des proportions toujours plus grandes et en nombre toujours croissant, la classe des ouvriers privés de propriété. „L’accumulation du capital ne fait que reproduire ce rapport [rapport du capital] sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes ou de plus gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre … accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat“.(Marx, Le Capital, Tome 3, p. 55)

Mais comme pour faire la même quantité de produits, il faut toujours moins d’ouvriers par suite du progrès du machinisme, de l’amélioration de l’agriculture, etc., comme ce perfectionnement, c’est-à-dire cet excédent d’ouvriers, grandit plus rapidement que le capital croissant, qu’advient-il de ce nombre toujours plus grand d’ouvriers ? Ils forment une armée industrielle de réserve qui, pendant les moments d’affaires mauvaises ou médiocres, est payée au-dessous de la valeur de son travail et est occupée irrégulièrement ou encore tombe à l’assistance publique, mais est indispensable à la classe capitaliste pour les moments d’activité particulièrement vive des affaires, comme cela apparaît de façon tangible en Angleterre mais qui en tout état de cause, sert à briser la force de résistance des ouvriers occupés régulièrement et à maintenir leurs salaires à un bas niveau. „L’armée industrielle de réserve est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale… [est] plus considérable … Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche de Lazare de la classe salariée, plus s’accroit aussi le paupérisme officiel. Voila la loi absolue, générale, de l’accumulation capitaliste“. (Marx, Le Capital, Tome 3, p. 87)

Telles sont, prouvées d’une façon rigoureusement scientifique – et les économistes officiels se gardent bien de tenter seulement de les réfuter – quelques-unes des lois principales du système capitaliste moderne. Mais avec cela avons-nous tout dit ? Pas du tout. Avec la même netteté que Marx souligne les mauvais côtés de la production capitaliste, il prouve, de façon aussi claire, que cette forme sociale était nécessaire pour développer les forces productives de la société au degré nécessaire d’élévation, de manière à permettre le même développement vraiment humain pour tous les membres de la société. Toutes les formes sociales antérieures ont été trop pauvres pour cela. Seule la production capitaliste crée les richesses et les forces de production qui en sont nécessaires, mais elle crée en même temps, avec la masse des ouvriers opprimés, la classe sociale qui est de plus en plus contrainte de revendiquer l’utilisation de ces richesses et de ces forces productives pour toute la société et non, comme aujourd’hui, pour une classe monopoliste.