L’expression « si vous n’avez rien à dire d’intelligent, ne dites rien » est le meilleur moyen de décrire la réaction des médias occidentaux aux résultats des élections parlementaires ukrainiennes de dimanche dernier. De manière ambigüe, ces médias ont en général déclaré : « Le camp pro-occidental à gagné », tout en admettant dans le même temps que le rôle du nouveau parlement serait de mettre en œuvre des mesures d’austérité impopulaires ; sur une population déjà sinistrée. Cette affirmation met aussi en lumière des divisions significatives au sein de la classe dirigeante post-Maidan.

 

Les résultats

Alors que 90% des votes sont comptabilisés, le Bloc Poroshenko est au coude à coude avec le Front Populaire du Premier ministre Arseniy Yatsenyuk, chacun totalisant environ 22% des suffrages. Il semblerait que quatre autres regroupements recevraient assez de votes pour atteindre le seuil de 5% nécessaire pour entrer au parlement, selon la commission électorale ukrainienne : Samopomich (ou Self-Reliance) parti basé dans l’ouest de l’Ukraine, avec 11% ; le Bloc d’Opposition avec 9.5% ; le Parti radical du populiste d’extrême droite Oleh Lyashko, avec 7.5%, et enfin le Batkivshyna (ou Fatherland) de Yulia Tymoshenko, avec une contre-performance de 5.7%. La participation aurait été de 52%, une autre contre-performance pour ce pays.

 

Six mois de guerre et d’austérité

  Quand Petro Poroshenko [Photo] a remporté massivement, avec la majorité absolue, et dès le premier tour les élections présidentielles, ses partisans – aussi bien en Ukraine qu’à l’Ouest – ont été rapides à conclure que lui seul pouvait sauvegarder l’unité du pays en ces temps de guerre civile. Après tout, ne s’agit-il pas d’un homme du sud, d’un fondateur du Parti des régions, ayant servi aussi bien dans le gouvernement de Kuchma que dans celui de Yanukovich, tout en étant dans le même temps un « homme d’affaires » pro-occidental plein de réussite, en soutenant la Révolution Orange, Euromaidan et en servant dans le gouvernement Yuschenko ? Il proposait un compromis entre l’Ouest aigri et l’Est du pays. Avec cela, sa principale promesse électorale était de mettre fin à la guerre civile dans l’Est en l’espace d’une semaine.

Ces belles paroles sont parties en fumée alors que la guerre civile, la mobilisation et la guerre contre les rebelles continuaient leur escalade, causant des milliers de victimes et que le nombre des réfugiés dépassait le million. Suite à une contre-offensive rebelle fin août, le gouvernement de Kiev fut forcé de signer un cessez-le-feu avec les rebelles, le 5 septembre, en grande partie pour acheter un peu de calme en vue des prochaines élections.

 

Tout change, mais rien ne change

En apparence nouveau sur la scène politique ukrainienne, Samopomich est un parti construit autour du maire de Lviv, Andrii Sadovyi, un ancien allié de Yuschenko. Sa base se trouve chez les hommes d’affaires, de petites et moyennes envergures, et chez les Ukrainiens de l’ouest cherchant à travailler à l’étranger, vu la volonté d’intégrer l’UE affichée par ce parti. Son score a été gonflé par le haut taux d’abstention dans les régions de l’ouest où il a une base électorale.

Maintenant, les deux principaux partis sont dirigés par l’actuel président, Petro Poroshenko, et l’actuel Premier ministre, Arseniy Yatsenyuk. Cela représente une continuité pour la coalition maintenant au pouvoir, constituée d’oligarques pro-occidentaux et de leurs valets au gouvernement qui ont tenu diverses positions dans le gouvernement ukrainien depuis son indépendance, tout en dépouillant l’Etat et le peuple.

Le Bloc Poroshenko est une alliance avec le nouveau maire de Kiev, Vitali Klitschko, et son parti UDAR. L’alliance de Yatsenyuk s’est faite avec différents oligarques et des éléments des bataillons de la Garde Nationale. Tout comme pour Yanukovich durant les élections parlementaires de 2012, ils ont été accusés par des observateurs d’avoir utilisé leur pouvoir pour accroitre la visibilité de leur bloc lors de la campagne électorale.

Le Bloc d’Opposition est formé de certains des oligarques et officiels du gouvernement autrefois soutiens du Parti des Régions et du président déchu, Viktor Yanukovich. Ils ont été rejoints par d’autres politiciens ukrainiens qui ont choisi de ne pas s’allier avec le Président et le Premier ministre, la plupart basés dans le Sud et l’Est du pays. Bien que le taux de participation dans les régions de Kharkiv et Odessa ait été inférieur à 50%, c’est là que le parti a fait ses meilleurs scores, ce qui reflète l’existence d’une base de soutien populaire pour le Parti des Régions dans ces zones, ainsi qu’une opposition croissante au gouvernement de Kiev, qui s’est surtout exprimée à travers l’abstention.

Alors que le gouvernement de Kiev n’a pas encore réussi à bannir légalement le Parti Communiste d’Ukraine – conséquence de la répugnance de certains juges à aller jusqu’au bout —, en recevant environ 4% des votes (contre 13% en 2012), ce parti ne sera pas au parlement pour la première fois depuis l’indépendance de l’Ukraine, un fait dont s’est bien vanté Poroshenko. Il y a plusieurs raisons à cela, mais la principale est que le PCU a sa base dans les régions rebelles, qui subissent une répression gouvernementale massive, tout comme le mouvement des travailleurs et de gauche en général. À court terme, son influence sera significative dans les républiques dissidentes, où il fut le premier parti politique enregistré pour les élections du 2 novembre.

 

La droite et l’extrême droite

Avant même que la moitié des votes aient été comptés, les « experts » de Kiev et des médias occidentaux ont proclamé sur tous les tons que ces élections symbolisaient le choix des « valeurs européennes » et le rejet de l’extrême droite, pointant le fait que le parti traditionnel de l’extrême droite, Svoboda, semblait avoir un score inférieur à 5% (contre 10% en 2012). Cette analyse est au mieux superficielle.

Avant tout, même avec le bloc pro-européen de Poroshenko et Yatsenyuk au pouvoir, l’Ukraine n’a pas fait un pas de plus en direction de l’intégration à l’UE, par rapport à novembre dernier, quand Yanukovich avait retardé la signature du traité de libre-échange (présenté trompeusement comme un plan d’intégration à l’UE). L’UE a peu d’intérêt à intégrer dans son giron l’économie ukrainienne et sa guerre civile, ayant elle-même ses propres difficultés causées par les mesures d’austérités qui y sont imposées partout. Par contre, les capitalistes européens aimeraient bien exporter leurs produits (y compris des équipements militaires) sur le marché ukrainien, tout comme ils apprécieraient de participer aux plans de privatisations organisés par le nouveau gouvernement.

Annoncer la défaite de l’extrême droite est aussi une sérieuse erreur d’interprétation. Bien que Svoboda ait perdu du soutien, ce n’est certainement pas corrélé avec une réduction de l’influence de l’extrême droite. Pour s’en rendre compte, il suffit simplement d’étudier la stratégie électorale du Front Populaire. Comme il a été écrit plus haut, le Front Populaire est une alliance entre des oligarques pro-occidentaux et des dirigeants des bataillons de la Garde Nationale, incluant de nombreux éléments d’extrême droite comme Tatiana Chernovil.

Ailleurs, Andrey Biletskey, un néo-nazi notoire de l’Assemblée Nationale Socialiste, a été élu en tant qu’indépendant (bien qu’il ait participé à la conférence fondatrice du Front Populaire) pour un mandat dans la région Obolon de Kiev ; où le candidat du Front Populaire s’était retiré afin de faciliter cette victoire. Des arrangements similaires ont eu lieu avec des candidats du Secteur Droit, Dmitry Yarosh et Borislav Bereza.

Ainsi donc, au lieu d’avoir un parti d’extrême droite au parlement disposant d’une minorité de 37 sièges, nous avons le parti majoritaire qui fait des accords électoraux avec des néo-nazis. De plus, le démagogue d’extrême droite Oleh Lyashko et son Parti Radical jouissent d’une assistance significative de Svoboda.

 

Une escalade de la guerre civile en vue ?

À peine quelques semaines après avoir signé le cessez-le-feu avec les républiques rebelles, on pouvait voir Poroshenko sur C-SPAN (un réseau de télévision américain), demandant plus de matériel militaire létal lors d’une session du Congrès américain. Il devient plus clair de jour en jour que le cessez-le-feu était un moyen d’obtenir un peu de calme durant les élections. L’armée ukrainienne a continué à faire la guerre aux républiques séparatistes durant cette période, causant la mort d’au moins 350 personnes depuis le cessez-le-feu. Il a même été rapporté par des médias occidentaux que l’Ukraine a envoyé des bombes à fragmentations interdites au cœur de Donetsk.

Le Front Populaire et les éléments d’extrême droite sont d’autant moins enthousiastes pour le cessez-le-feu qu’ils l’ont critiqué ouvertement à de nombreuses occasions. Le Secteur Droit a même menacé de marcher sur Kiev immédiatement après sa signature.

Il existe des indices que Yatsenyuk serait le plus en accord avec les intérêts US (voir les appels téléphoniques entre Nuland et Pyatt). La poursuite du conflit est certainement dans l’intérêt de l’impérialisme US, qui en tire profit en vendant des armes à l’Ukraine, en accédant au gaz de schiste de la région du Donbas, en affaiblissant l’influence de la Russie dans cette région, tout comme la pénurie de carburant dans l’UE causée par le conflit avec la Russie est une opportunité pour les compagnies pétrolières US. En bref, une escalade du conflit après les élections reste probable, si l’on considère ceux qui sont entrés au parlement.

Il va cependant être difficile pour le gouvernement de mobiliser la population comme auparavant. En plus des mouvements des Femmes et des Mères, il y a eu une manifestation de soldats rebelles de La Garde Nationale au début du mois d’octobre, à Kiev. Les mesures d’austérité et la mobilisation militaire ne font qu’augmenter le ressentiment de la population contre les oligarques et les technocrates du gouvernement. La fragilité de leurs soutiens a été révélée par le faible taux de participation aux élections, et se verra certainement encore plus dans les prochains mois.

Peter Mikhailenko