[dropcap]L[/dropcap]a démocratie au sens historique et étymologique est un « régime politique, un système de gouvernement dans lequel le pouvoir est exercé par le peuple ». Or, le peuple est lui-même divisé en classes sociales distinctes et aux intérêts irrémédiablement opposés. C’est pourquoi les marxistes font la distinction entre démocratie socialiste et démocratie bourgeoise.

Démocratie de classe

Comme l’écrivait Rosa Luxembourg déjà en 1918 (publication posthume) dans La Révolution russe : «  Nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué́ le dur noyau d’inégalité́ et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité́ et de la liberté́ formelles […]. ».

Quel est-il ce noyau dur qui se cache sous la démocratie formelle ? Selon l’idéologie libérale dominante, la démocratie consiste dans le pouvoir de chacun-e de prendre des décisions contraignantes pour l’ensemble de la société. Généralement, nous apprenons tou-te-s à l’école que le mécanisme par lequel ce pouvoir s’exerce est celui de la loi. Celui-ci se compose de la faculté de promulguer et abroger des lois, autrement dit ce que font le parlement et le gouvernement, et de la force publique de l’Etat mettant lesdites lois en œuvre. Notre position se doit donc d’être concrète et dialectique et non formelle et abstraite. Ni la loi, ni l’Etat ne sont des entités transcendantes, se plaçant au-dessus de la société. La loi, tout comme un droit, est un rapport de force cristallisé de manière abstraite et généralisé à l’ensemble des individus. Elle est donc vidée en apparence de son contenu social, de son lien organique et dialectique avec la société qui en est la source et qu’elle est censée régir ; l’analyse du moment où le droit est établit cache le véritable moteur de la législation : les luttes sociales de classes. D’où l’importance de la question de l’Etat qui en assure la force contraignante.

Par manque d’espace, nous ne pourrons traiter cette question dans son ensemble. Ce qui importe n’est pas l’analyse de la force contraignante de l’Etat, dont nous sommes tou-te-s témoins quotidiennement et que nous n’avons pas la place de développer ici, mais bien plutôt des intérêts de classe défendus par l’appareil étatique.

L’Etat défend le droit bourgeois, le droit de cette classe sociale qui se distingue par la propriété privée sur les moyens de production ; cet appareil spécial de coercition soumet et contraint, à l’aide de la force brute (police, tribunaux et système judiciaire, etc.) suivant l’état du rapport de force, afin de protéger l’ordre social édifié et reposant de tout son poids sur cette propriété privée. Si la police est appelée à briser une grève dans une entreprise, ce n’est pas uniquement pour assurer la réalisation de profits, mais encore empêcher l’appropriation ou quelconque bouleversement par les travailleurs de la propriété capitaliste sur les machines et autres outils de production. Elle agit donc ici exclusivement en tant qu’instrument des actionnaires et banques ; de chaque capitaliste, de chaque propriétaire bénéficiant de dividendes par le biais de la propriété sur ces outils, pourtant produits collectivement, autrement dit de nature sociale.

La classe laborieuse, elle, en est réduite à se contenter du « travail » qui lui est généreusement offert et rappelé, pour ne pas dire martelé dans toute l’arrogance paternaliste et moraliste de cette minorité de plus en plus restreinte en nombre et qui s’enrichit sur son dos. La distribution inégale des richesses, croissante et imparable, l’Etat, démocratique ou non, n’y peut rien en raison des intérêts qu’il défend ; il gère pour ainsi dire les affaires courantes des capitalistes. L’intérêt de classe qu’est la propriété privée est la véritable loi, le cadre économique et social, et en même temps la raison ultime d’exister de l’Etat. Dans la république démocratique, « la richesse exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre », écrivait Lénine, citant Engels, avant de poursuivre : « le Capital, après s’en être emparé […] assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institution ou de partis ».

Voilà donc ce en quoi consiste le noyau dur que l’Etat couvre de démocratie, à savoir un système de production dans lequel une poignée de propriétaires des moyens de production s’enrichissent de la plus-value des travailleurs qu’ils exploitent, à travers le salariat, et qui permet à ces mêmes capitalistes d’exercer une domination matérielle et idéologique, notamment grâce au mécanisme du système légal, « démocratique ». Nous pouvons dès lors, tout comme Marx l’avait définie et pour compléter notre définition brute du début, qualifier de démocratie bourgeoise cette « forme de domination de classe qui prétend être la société se gouvernant elle-même ».

Leçons du matérialisme historique

La domination bourgeoise est une domination de classe d’une minorité sur une majorité. Elle est donc toujours anti-démocratique. C’est pourquoi Marx parlait dans La Guerre civile en France de la forme démocratique, par opposition à la forme impériale ou monarchique de l’Etat, come d’un « instrument de domination de classe, soumis au ministère parlementaire d’une assemblée ». Or, prise en tant que simple forme politique de gouvernement, la démocratie bourgeoise se trouve piégée entre l’utopisme, l’opportunisme et l’abolition. Pour éviter tout réformisme graduel, ou se demander quelle stratégie démocratique adopter pour parvenir au socialisme, il nous faut maintenant démontrer pourquoi c’est le socialisme qui permet une véritable démocratie.

Ce que nous apprend le matérialisme historique, c’est que les formes démocratiques apparaissent lors de révolutions : ainsi, c’est lors de la Révolution de 1789 en France et en 1848 dans le reste de l’Europe occidentale qu’aboutirent les premières formes de démocratie dans l’ère de la production industrielle, sous la forme d’Assemblées constituantes. C’étaient le fruit des révolutions libérales. Puis, sous la Commune de Paris en 1871, furent érigés la révocabilité directe des élus ainsi que des salaires ne dépassant pas ceux d’ouvriers qualifiés. Marx dira des élus qu’ils furent, dans la Commune, non plus des « maîtres hautains du peuple [mais] des serviteurs révocables », puisqu’agissant constamment sous le contrôle du peuple. Par ailleurs, lors de la Révolution d’Octobre en Russie, les Soviets (conseils d’ouvriers) permettaient également un contrôle permanent par les masses à travers des réélections permanentes, ce qui en faisait des institutions beaucoup plus démocratiques qu’une représentation tous les quatre ou cinq ans.

Cela veut dire que, dès lors qu’elle est considérée comme un processus d’auto-émancipation des masses, la démocratie soulève, non pas la question de la meilleure forme (directe ou représentative) mais bien la tendance de l’Etat à disparaître. La question fondamentale n’est pas qu’il faille plus ou moins de démocratie, car cette question, quantitative en termes de degré, est insuffisante ; on ne cherche pas la meilleure façon d’expression populaire, mais de constitution de cette expression.

Plaidoyer pour une république socialiste

Nous sommes donc résolument pour un régime démocratique, ainsi que le disait Lénine dans son ouvrage phare, L’Etat et la révolution, « en tant que meilleure forme pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous ne devons pas oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique ».

Le capitalisme est arrivé à un stade dans lequel les forces productives sont développées à tel point que la division en classes de la société (c’est-à-dire la distinction entre les membres de la société quant à leur rapport avec les moyens sociaux de production) n’est non seulement plus nécessaire, mais fait obstacle à la production. La nécessité de faire place à la collectivisation et au contrôle démocratique par et pour les masses de cette production devient plus importante que jamais. Ce contrôle démocratique est une nécessité vitale pour la planification rationnelle, pour le socialisme ; il nécessite l’implication la plus large possible et il faut, pour cela, un développement de la démocratie ouvrière à la base permettant aux gens de s’occuper directement de leurs problèmes là où ils se trouvent, dans les entreprises et les quartiers. Cela signifie une démocratie s’appliquant dans l’environnement direct des gens qui ont le pouvoir de décider et les moyens matériels d’appliquer ces décisions, ce qui implique aussi la responsabilité directe de leurs décisions et agissements.

La politique et l’Etat ne peuvent être véritablement démocratiques tant qu’une classe de privilégiés possède les moyens d’utiliser ceux-ci en tant qu’instruments de domination du travail salarié par le Capital. C’est bien ainsi, qu’en période de crise du capitalisme, les institutions démocratiques bourgeoises se déchirent. En cas de durcissement de la lutte de classe, l’autoritarisme du régime peut se durcir, comme en témoignaient en France l’instauration de la loi d’urgence et de l’Etat policier, lors des luttes massives contre la loi travail. Nous le constatons également à travers les décrets gouvernementaux de la nouvelle présidence Trump, dont le récent « Muslim ban », bafouant non seulement les droits et libertés démocratiques de nombreu-x-ses immigrant-e-s et citoyen-ne-s d’origines et/ou de confession particulières, démontre parfaitement comment les institutions démocratiques entrent elles-mêmes en conflit : l’épisode encore chaud de la suspension du décret par un juge dans l’Etat de Washington, la confirmation de ladite suspension par la cour d’appel de San Francisco, contribuent avec la politique du président élu, à leur propre délégitimation. Le développement de cette lutte, lorsqu’elle franchit un saut qualitatif, peut mener le régime à des formes de domination anti-démocratiques, voire à supprimer ouvertement la démocratie, mais toujours au nom du même intérêt (bourgeois).

Voilà pourquoi il ne peut y avoir de socialisme sans démocratie et, sans socialisme, toute démocratie est résolument précaire et incomplète. Si nous avons toujours distingué le noyau social de l’enveloppe politique qu’est la démocratie, ce n’était point « […] pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. » (R. Luxembourg).

Zdravko Slavkovic
Jeunesse socialiste genevoise